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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre
Autoren: Henri Troyat
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Kolenkine. Une trace brillante descendait des yeux à la barbe du colonel. Sa voix s’enrouait. Akim entendit encore, comme à travers une épaisseur de coton :
    « Ne voulant pas nous séparer de notre fils bien-aimé, nous léguons notre héritage à notre frère, le grand-duc Michel Alexandrovitch, que nous bénissons à l’instant de son accession au trône… Nous faisons appel à tous les fils loyaux de la patrie, nous leur demandons d’accomplir leur devoir… Que Dieu prête aide à la Russie !… »
    «  N ICOLAS . »
     
    Le désespoir, la colère d’Akim étouffaient, à l’étroit dans son corps. Des gourmettes tintèrent. Un cheval hennit. Quelques soldats tournèrent la tête et le regardèrent avec surprise. Akim admirait que le colonel Kolenkine eût encore le courage de lire l’acte de renonciation du grand-duc Michel :
    « … En invoquant la bénédiction de Dieu, je demande à tous les citoyens de l’État russe de se soumettre au gouvernement provisoire muni des pleins pouvoirs, établi par l’initiative de la Douma, en attendant qu’une Assemblée constituante, élue au plus tôt au suffrage universel, direct, égal et secret, ait, en statuant sur la forme du gouvernement, exprimé la volonté du peuple. »
    Ayant replié les feuillets, le colonel Kolenkine les glissa dans la poche de sa capote et secoua le front, comme pour se débarrasser de leur souvenir. Sa belle face rude luisait. Il dit :
    — Je pense que tout le monde a compris. Pour des raisons de haute politique, notre empereur bien-aimé, qui… qui a régné jusqu’ici pour la gloire de la Russie, a préféré abdiquer au profit du grand-duc Michel, et le grand-duc Michel…, hum…, aussi pour des raisons de haute politique…, a transmis ses pouvoirs au gouvernement provisoire. C’est donc, selon la volonté de l’empereur, à ce gouvernement provisoire que vous êtes tenus d’obéir. Dans quelques instants, nous lui prêterons serment, d’après la formule, qu’il a lui-même établie. Mais n’oubliez pas que le devoir du soldat est de faire la guerre, et non de participer aux troubles de la population civile. Laissez les gens de l’arrière préparer pour vous la forme du nouveau régime. Et pendant qu’ils travailleront de la plume et de la langue, continuez à travailler bravement du sabre, de la lance et du fusil. Hum… Le… le tsar vous en saura gré…
    Il cria encore d’une voix cassée, débile :
    — Vive le tsar ! et pencha la tête.
    On ne voyait plus son visage. Les jambes de son cheval, trempées jusqu’aux fanons, fumaient légèrement. Deux corneilles se posèrent derrière les rangs des hussards pour becqueter le crottin. Akim, vidé de ses dernières forces, le cœur arraché, les poumons creux, tirait sur les brides de sa jument. Une eau froide coulait entre ses sourcils. Sa figure lui faisait mal, comme après une gifle. L’aide de camp du colonel Kolenkine vint se placer aux côtés de son chef et hurla :
    — Hussards ! Pour le serment !
    Toutes les têtes se découvrirent. Tenant leurs bonnets de fourrure dans la main gauche, les hommes levèrent leur main droite, le pouce, l’index et le médius unis, comme pour un signe de croix. Akim leva la main, lui aussi. Elle lui parut être de plomb. Une répugnance atroce fermentait dans sa poitrine. Il lui semblait que, par ce geste, il trahissait le tsar, comme Judas avait trahi le Christ. Il reniait son passé, sa foi, sa raison de vivre. Il rejoignait la horde méprisable de ceux qui, après avoir servi l’empereur, se détournaient de lui et bafouaient sa mémoire. Un œil inexorable le fixait pour l’éternité dans cette pose honteuse d’apostat. Il ne pourrait plus déchirer l’image. Elle était gravée dans le livre du temps. Elle survivrait à sa chair, à sa voix, à son âme. Et, cependant, il le fallait. « Mon Dieu, pardonnez-moi et protégez le tsar et la Russie. Prenez mon sang, mais que le peuple russe ne faillisse pas à son devoir. » Ses lèvres tremblaient. Son menton sautillait, d’une façon grotesque. Il renifla ses larmes et fronça les sourcils. L’aide de camp, d’une voix vigoureuse et claire, lisait le texte du serment :
    « … Je m’engage à me soumettre au gouvernement provisoire, qui dirige présentement les destinées de l’État russe, jusqu’au jour où la
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