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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre
Autoren: Henri Troyat
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révolutionnaire, mais écrit des articles et des saynètes où il exalte la puissance de l’armée impériale. Kitine maudit la guerre, maudit le tsar, maudit les Alliés, maudit les Allemands, et fait des affaires d’or en montant des spectacles patriotiques. Gorki lui-même n’ose pas dire que toute guerre, quelle qu’elle soit, est inadmissible…
    — Et toi ?
    — Moi, je ne suis pas un intellectuel, dit Ruben Sopianoff. Donc, j’essaie de sauver ma peau sans chercher à comprendre. Et je te conseille fortement d’en faire autant.
    Comme il avait parlé à haute voix, les officiers tournèrent la tête dans sa direction. Volodia eut honte et avala hâtivement le fond de son thé. Les officiers se levèrent. L’un d’eux portait la croix de Saint-Georges au revers de sa capote. Il considéra Volodia et Sopianoff en silence, jeta sa cigarette par terre et l’écrasa du talon.
    — Pourquoi m’as-tu dit qu’ils travaillaient dans les bureaux ? demanda Volodia.
    — Je ne sais pas, moi ! Il me semblait les connaître, dit Sopianoff en bâillant.
    À ce moment, Thadée Kitine surgit dans l’encadrement de la porte. Derrière lui, venaient Lioubov et Prychkine.
    — Nous avons interrompu la répétition, dit Thadée Kitine en s’asseyant à côté de Volodia. Lioubov n’était plus à son travail. Elle voulait vous voir.
    — Je suis très flatté, dit Volodia.
    — De quoi avez-vous parlé en notre absence ? demanda Lioubov, en appuyant sur Volodia un regard sans réserve.
    — De tout, sauf de vous, ma jolie, répondit Ruben Sopianoff en lui baisant la main. Volodia voulait savoir ce que le pays pensait de la guerre.
    — Qu’entendez-vous par « le pays » ? dit Thadée Kitine.
    — Eh bien, mais… le peuple, murmura Volodia, après une courte hésitation.
    — Mon portier, reprit Kitine, m’a dit hier : « Du moment que tous les Allemands nous attaquent, il faut que tous les Russes se lèvent pour les arrêter. »
    — C’est la logique même, soupira Volodia.
    — D’accord. Mais la question n’est pas là. Est-il permis de tuer ? Si oui, on peut tuer dans n’importe quelle circonstance, sans ordre supérieur et même par seul intérêt. Sinon, il n’existe pas d’autorité humaine capable de justifier le sang versé.
    — Mais le droit de légitime défense… dit Prychkine.
    — Là encore, s’écria Thadée Kitine, il faut distinguer. Que défendons-nous ? L’intégrité de notre civilisation, ou la permanence du régime impérial ? Je suis contre notre régime, et pour notre civilisation. Je suis contre Nicolas II, et pour mon portier.
    — Mais votre portier, lui, est pour Nicolas II, dit Volodia.
    — Peut-être. Ce qui m’irrite, dit Thadée Kitine en épongeant son visage potelé et rose, c’est la fièvre slavophile qui s’est emparée de la Russie. Saint-Pétersbourg a beau s’appeler Pétrograd, par la volonté saugrenue de notre monarque bien-aimé, je refuse la guerre, sur le plan métaphysique et historique.
    — Mais, sur le plan pratique, vous êtes bien obligé de reconnaître son existence, dit Volodia.
    — On peut reconnaître l’existence d’une maladie sans élever cette maladie au rang de fléau sacré. On peut souffrir d’une maladie, composer avec elle, vivre avec elle, sans chanter ses louanges. Je ne chanterai jamais les louanges de la guerre…
    Volodia écoutait Thadée Kitine avec une attention insatiable. Peu à peu, il sentait se préciser dans sa tête un groupement d’idées faciles et vigoureuses. Une opinion toute faite étayait son esprit d’un échafaudage grossier, mais solide. Certaines phrases l’enchantaient au point qu’il les répétait mentalement pour en conserver le souvenir : « Je refuse la guerre sur le plan métaphysique et historique, mais, sur le plan pratique, je suis bien obligé de reconnaître son existence… On peut reconnaître l’existence d’une maladie, sans élever cette maladie au rang de fléau sacré. »
    Ces paroles, Volodia avait l’impression qu’il aurait pu, qu’il aurait dû, les prononcer lui-même. Elles exprimaient très exactement son attitude devant le désordre mondial. Car il avait une attitude. Il ne le savait pas encore, en arrivant à Moscou. À présent, le doute n’était plus permis. Partiellement guéri de ses hésitations, il se redressa un peu
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