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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre
Autoren: Henri Troyat
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vers Kisiakoff un visage inquiet. L’autre souriait dans sa barbe.
    — Vous avez eu le regard de votre mère, dit-il.
    À deux heures du matin, Lioubov et son mari prirent congé de leurs camarades. Ils furent suivis de près par Sopianoff, qui avait rendez-vous avec une chanteuse du restaurant  Strélnia . Thadée Kitine demeura seul avec Volodia et Kisiakoff. Mais la conversation languissait.
    Les trois hommes buvaient leur champagne avec des mines sombres. Kitine grognait :
    — Quelle époque ! Tout ce que je regarde me semble rouge. À cause du sang, vous comprenez ? Et on me demande de faire de l’art, des effets gracieux, des demi-teintes, du pastel. Ah ! qu’ils aillent au diable !
    Il finit par se lever péniblement de table, chancela un peu et dit :
    — Voulez-vous que je vous ramène chez vous ?
    — Non, dit Volodia. Je n’ai pas sommeil.
    Lorsque Thadée Kitine fut parti, Kisiakoff poussa un soupir de soulagement :
    — Enfin seuls !
    — Ils étaient gentils.
    — Gentils, mais petits, dit Kisiakoff. Pas à notre taille. D’ailleurs, cet endroit est sinistre. Puisque vous n’avez pas sommeil, je vous emmène chez moi, à l’hôtel. On fera monter du champagne.
    — Je ne veux pas aller chez vous.
    Kisiakoff se renversa sur le dossier de sa chaise. Sa face de viande pâle, à la barbe noire, aux lèvres crues, trembla par saccades. Ses paupières lourdes serrèrent entre leurs bords un regard mince et net comme un trait d’encre. Il gronda :
    — Ça recommence ?
    — Quoi ? demanda Volodia.
    — Nous ne serons donc jamais des amis ?
    — Non.
    — À cause de ta mère ?
    — Je vous défends de me tutoyer, dit Volodia.
    En même temps, il songea qu’il aurait dû se lever, quitter la salle, mais il avait encore peur de la solitude. L’ivresse, la lassitude, un vague dégoût romantique enveloppaient sa tête de vapeur. Le sang cognait sec dans ses genoux. Il fit un effort pour dominer sa faiblesse, tendit le cou, rencontra les prunelles fixes de Kisiakoff.
    — À cause de ta mère ? répéta Kisiakoff.
    — Si vous me dites encore « tu », je m’en vais, murmura Volodia.
    Et il sentit avec rage que ce n’était pas du tout cela qu’il fallait dire, mais des paroles dignes et sobres qu’il ne savait plus assembler.
    Devant lui, Kisiakoff, très sérieusement, s’inclinait, écartait les bras, comme pour une révérence de cour.
    — Ça va, ça va, grommela Volodia.
    — À cause de  votre  mère ? demanda Kisiakoff.
    — Eh bien, oui, à cause de ma mère ! s’écria Volodia.
    — Elle m’a rendu heureux, et je l’ai rendue heureuse, dit Kisiakoff.
    — D’une drôle de façon !
    — Elle fut mieux que ma femme légitime, et je suis sûr qu’en ce moment même, du haut du ciel, elle nous contemple et déplore votre emportement.
    Il avait pointé un doigt vers le plafond.
    Instinctivement, Volodia baissa la voix :
    — Ne dites pas de sottises.
    — Vous me connaissez mal. Si je vous jurais que vous êtes le seul être au monde à qui je souhaite du bien, vous ne le croiriez pas.
    — Non.
    Un serveur en blouse blanche, serrée à la taille, s’approcha de Kisiakoff :
    — Encore une bouteille de champagne ?
    — Ce n’est pas la peine, dit Kisiakoff. Nous partons.
    Ayant payé les consommations, il appliqua sa main carrée sur le poignet de Volodia :
    — Vous venez avec moi, bien sûr ?
    Volodia voulut refuser, mais le monde oscillait et se décolorait autour de lui. Il perdait pied dans un vertige douceâtre. Le regard de Kisiakoff le soutenait au-dessus du néant comme un crochet. Il bredouilla :
    — Je préfère rentrer… Laissez-moi…
    Kisiakoff le prit par le bras et le poussa vers la sortie.
    Lorsqu’ils arrivèrent à l’hôtel, toutes les fenêtres de l’immeuble étaient éteintes ; mais, au rez-de-chaussée, des bouffées de musique s’échappaient par la porte entrebâillée d’un  traktir .
    —   Je vais demander à l’accordéoniste de monter dans ma chambre, dit Kisiakoff, il nous distraira.
    Docile, Volodia le suivit dans le  traktir  bondé de gens et de fumée. Ses jambes le guidaient contre sa volonté. Son esprit ne travaillait plus. Il vit, comme à travers un rideau de gaze, Kisiakoff qui fendait la foule des consommateurs et s’avançait vers les musiciens, vêtus de blouses
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