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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine
Autoren: Taoufik Ben Brik
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consume. Lui qui n’a pas dit un mot depuis le premier regard échangé, ce matin, me retient à l’instant où je vais passer la porte. Il me serre contre lui et me chuchote : « Offrez-nous un jour de gloire. »
    Et c’est l’explosion des sens, je ne suis plus Taoufik Ben Brik, je suis le prince Koutouzof face à son destin. Le poète arabe Abou Tayeb El Moutanabbi, qui crie dans le désert son infinie solitude. Un loup ensanglanté qui arrache sa patte de ses crocs pour se libérer du piège.
    Un guerrier qui va à la mort.
    Ce n’était pas la peine. Je ne suis pas sur un champ de bataille. Je suis dérouté, le lieu est curieusement humain, lumineux, presque convivial. Ma cohorte d’avocats plaisante, légère, elle se moque de celui qui donne son visage au Palais de justice : Nourredine Ben Ayed, le doyen des juges d’instruction.
    Je m’attendais à voir un inquisiteur, sec, longiligne, drapé dans un costume sombre, un visage livide, impassible, capable de débiter en toute simplicité d’ignobles sentences. Et me voilà devant un mètre soixante de monstruosité, un homme tronc, avec des traits de femme, une bouche entrouverte, sensuelle, des yeux de biche, un joli petit nez, des oreilles délicatement ourlées. Il ressemble à une femme mais laide. Son visage est vert de fatigue, sa chemise, vert pistache, baille sur un maillot de corps rouge, son pantalon ferme mal sur sa bedaine. Il doit avoir cinquante-cinq ans avec sa calvitie parsemée de touffes de cheveux.
    Quand il s’enfonce dans son fauteuil, ses pieds ne touchent pas le sol. Il ressemble à l’instituteur de Tewfik El Hakim dans
El Himar
, cet instituteur des campagnes égyptiennes. Il ne lui manque que le bourricot, la cravache et le fez. Il est tellement réel qu’à mes yeux il s’humanise. Il parvient même à éteindre ma fièvre. Tout d’un coup, je n’ai plus rien contre personne et je me surprends à penser à sa femme, à ses enfants qui doivent dans l’intimité faire tourner en bourrique cet homme dont le seul nom évoque l’injustice et l’impunité.
    Nous sommes le 3 avril de l’an 2000. La suite est si commune, ordinaire, que c’en est presque vexant. « Vous êtes là pour répondre du délit de fausses nouvelles de nature à troubler l’ordre public », m’apprend Nourredine Ben Ayed, qui m’appelle familièrement par mon prénom, « et de diffamation à corps constitués », ajoute-t-il en exhibant deux de mes articles.
    Rien que ça ! Ces deux délits pourraient entraîner mon incarcération pendant neuf longues années pour deux articles écrits à la va-vite, dans l’insouciance totale, et pour des lecteurs du Nord qui se moquent éperdument du doux cauchemar tunisien.
    Le premier, intitulé « Le livre qui redonne la parole à la Tunisie », a été publié par le quotidien suisse
Le Courrier de Genève
et l’hebdomadaire français
Courrier international,
le 23 février 2000 ; il traite de l’ouvrage de deux journalistes français, Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi. Le second est une enquête, parue le 29 janvier 2000 dans
La Tribune de Genève
, sur le calvaire de mon amie Sihem Bensedrine, directrice de la maison d’édition Aloès.
    Cette première audience n’a duré qu’une petite heure : il n’y a pas de véritable challenge. Elle se terminera sur une demande de report d’audience au 10 avril par les avocats, qui sollicitent le droit de consulter mon dossier. Chacun d’entre nous n’est ici que pour abattre une seule carte, connue d’avance. Moi, ils m’ont offert un lieu symbolique, magique, pour annoncer ma grève de la faim ; eux, ils se sont offert la couverture solennelle de leur délinquance instituée en mode de gouvernement.
    Je me lève et je tends à Nourredine Ben Ayed ma déclaration de grève de la faim. Il la prend et me demande :
    « C’est quoi ça ?
    — J’observe, à l’instant même, ici, chez vous au Palais de justice, une grève illimitée pour protester contre la prise en otage de ma famille et de mes amis, contre l’interdiction d’écriture depuis dix ans, contre celle de circuler librement et de communiquer.
    — Ici ? interroge-t-il, pris de court, avant de se saisir de la déclaration et de la tendre machinalement à son greffier.
    — Oui, ici. Je ne vois pas de meilleur lieu pour l’annoncer, monsieur le juge. »
    Et c’est presque par inadvertance, au moment où nous nous apprêtons à sortir de son bureau, que le juge me
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