Le rire de la baleine

pour s’abreuver.
    Les gens de là-bas ont dit, Ben Brik pleure quand il écoute Maria Callas, passe des heures pour choisir une paire de chaussettes, fume comme un dingue, Ben Brik est un papillon de nuit qui n’aime pas la lumière, Ben Brik aime la compagnie des truands et déteste celle des demi-portions, Ben Brik est le Spartacus du jour.
    J’ai dit : non ! Ils ont insisté. Spartacus ou rien. J’ai essayé de les attendrir. J’ai dansé la danse du ventre. Regardez… Je ne suis pas bien en Sancho Pança qui vit de la folie de Don Quichotte ? Spartacus ou rien. Attendez… Voyez comme je suis bien dans le clown des
Feux de la rampe
de Charlie Chaplin. Spartacus ou rien. Et MacMurphy, ce dingue qui a rendu chèvre l’infirmière en chef dans
Vol au-dessus d’un nid de coucou
, qu’en dites-vous ? Spartacus ou rien. Ils m’ont dit, tu es un porte-parole. J’ai dit, je ne suis que le porte-parole de ma propre folie. Ils m’ont dit : il faut savoir arrêter une grève de la faim sous peine de devenir un pantin de cirque  3 . J’ai dit : S’il vous plaît, ne vous en mêlez pas. C’est mon bâtard et je le garde. Ils ont dit que ma grève est bidon. Que le soir, je m’empiffre de chocolat Mars. Ne dites pas ça, j’ai dit, vous êtes mes amis, c’est pour rire, j’espère ? Ils ont dit : si, c’est sérieux. Alors, allez au diable et ne vous perdez pas en route !
    J’ai perdu mon père, je n’ai pas besoin d’un
padre padrone.
Vous voulez que je m’efface ? Je vais faire mieux. Je vais me diluer. Désormais je suis la catin des faubourgs de Tunis, la sangsue qui vit sur le dos des véritables maquisards, la reine des abeilles dans la ruche, immobile, impassible, juste bonne à perdre des kilos alors que s’affairent autour de moi des ouvrières. Attention, m’ont-ils dit, ton ascension a été fulgurante, ta chute est imminente. On en vient aux menaces maintenant ? J’ai dit, l’ascension est commune, la chute est singulière. Je ne suis pas vaillant. Je trimballe avec moi mes tentations, ma bassesse. Je suis homme. Je ne suis pas surhomme. Je suis pour la chute contre l’ascension. La chute est cinématographique, l’ascension est livresque. J’ai dit, vous voulez prendre du plaisir à me lyncher ? Eh bien, regardez… Je plonge ma tête dans les chiottes et je me délecte de votre dégoût. Ils se croyaient manipulateurs, je suis El Manipulator.
    Tu es dans l’excès, mon fils.
    Non, mère. Depuis quarante ans, je n’arrête pas de dire aux gardiens du zoo que je suis humain. Le jour où ils s’apercevront que je ne suis pas une bête, il sera trop tard. Je serai devenu une créature envoûtée par la lune. Les poils m’auront poussé sur la langue. Combien de fois me suis-je surpris à désirer devenir, à mon tour, un mangeur d’hommes ? Je rêve de leur couper les oreilles, de percer leurs yeux avec des tiges de fer rouge, de leur couper un bras, de remplir leurs narines de bitume, juste pour qu’ils sachent ce qu’est le désarroi d’un homme déshabillé de sa liberté.
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Charles Bukowski,
Contes de la folie ordinaire
, Sagittaire, 1977.  ↵
Al-Gahiz,
Éphèbes et Courtisanes
, Rivages, 1997.  ↵
Libération
, 9 mai 2000, interview de Robert Ménard par José Garçon.  ↵