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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine
Autoren: Taoufik Ben Brik
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l’opinion publique de mon pays, qui a la phobie de toute forme d’ingérence, et la nécessité de me protéger de l’écrasement en amenant des États puissants à s’interposer entre l’ogre et moi. Seul un ogre plus dodu peut calmer les nerfs de mon petit ogre. Dans le même temps, j’ambitionne de ne rien céder de mon indépendance, ni aux uns, ni aux autres. Admettez que l’exercice est difficile ! Quand, le 11 avril 2000, le Quai d’Orsay déclarait que la France « suit avec la plus grande attention » ma situation et rappelait son « attachement à la liberté de la presse », je fus ravi pour ma protection mais je pris immédiatement mes distances. Sur France Culture, je dénonçai cet État « au courant de ce qui se passe en Tunisie depuis belle lurette et qui ferme les yeux. Peut-être au nom de la raison d’État, peut-être aussi pour vendre sa quincaillerie ».
    Et pour ôter à Ben Ali cette accusation « de francophile à la solde de la France et traître à la Nation arabe » – que l’on pointe sur la tempe de tout Maghrébin qui, pour continuer à parler, s’exile dans la langue française –, je rédige une autre lettre dans un arabe classique puisé dans la langue ardue du Coran. Cette lettre sera diffusée et publiée dans la quasi-totalité des journaux du monde arabe. Mes accusateurs, pour la déchiffrer, iront fouiller dans un dictionnaire !
    Les deux jours qui suivront seront éreintants. J’ai perdu vingt-deux kilos. Jalel est en prison. Tous mes frères et sœurs font la grève de la faim. Sihem, le corps couvert de bleus, un œil au beurre noir, des fêlures dans les côtes et de nombreux traumatismes (au rachis cervical, dorsal), se soigne. Ali Ben Salem est dans un état encore plus grave, il ne peut plus se tenir debout, souffrant d’une hernie discale. Taïeb Ben Nooman, l’étudiant, a des douleurs dans la colonne vertébrale. Les négociations ont foiré. Nous sommes le 1 er mai. Retranché dans ma cuisine où j’ai pour habitude de me réconcilier avec moi-même, alors que je vais pour me lever, je tombe dans les pommes.
    Alertée par le bruit, Azza accourt et me réveille à coups de gifle et en m’aspergeant d’eau de Cologne. Je me réveille, et je ris de mon état risible. C’est bien la première fois de ma vie que je m’évanouis. J’ai perdu le quart de mon poids. Mon comité médical appelle à un « arrêt impératif » de mon jeûne. Si l’on en croit son bilan, je suis dans un état d’« épuisement psychologique », je fais de l’hypotension, je souffre de troubles métaboliques et d’un « manque sévère » de potassium qui fait craindre « à tout moment de graves complications cardiaques ». Il conclut qu’« il serait prudent de maintenir le patient en état d’hospitalisation à domicile ».
    L’après-midi de ce même jour, maître Chawki Tebib arrive, accompagné d’un photographe de l’agence Reuter, avec dans sa valise diplomatique, comme s’il tenait un lion par son oreille, un passeport flambant neuf mais truffé d’erreurs. Je m’appelle Brayek au lieu de Brik et je suis amputé de dix centimètres. Je ne mesure plus qu’un mètre soixante-six. On raccourcit son adversaire comme on peut !
    « Quel effet cela te fait-il ? » m’interrogent ceux qui depuis des années sont privés de ce petit document vert câpre que l’État délivre comme une faveur. Quel effet cela me fait-il ? Lorsque tu es à bout de souffle, peux-tu t’attrister ou être joyeux ? Qu’est-ce que je suis censé célébrer ? Est-ce pour ce document que j’ai fait la grève de la faim ? Je n’aime pas voyager. Dès que je m’approche de l’aéroport international de Carthage, je deviens blême. Mes jours de voyage sont des dimanches, ces dimanches haïs quand il me fallait prendre le car pour me rendre à l’internat. Chaque fois qu’ils me confisquent mon passeport, Azza, qui me connaît si bien, ricane : « Tu es content, maintenant ! Tu as enfin un bon prétexte pour ne plus bouger. » Sans passeport, ce sont des samedis sans dimanche.
    Je ne fêterai ni ce passeport retrouvé ni, deux jours plus tard, ma consécration, lorsque la presse internationale me fait « homme qui a marqué la dixième journée de la liberté de la presse ». Ce 3 mai, je suis ailleurs. C’est le jour du verdict du procès de Jalel. Il tombe comme un couperet : trois mois de prison ferme. J’avais espéré la relaxe
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