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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine
Autoren: Taoufik Ben Brik
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coupée, comme l’odeur du beurre rance, comme des mots orduriers sortant de la bouche d’une belle femme.
    J’ai la fièvre, je suis en sueur comme chaque fois que je dois sortir de ma paresse. Sinon, mon train de vie se résume à manger, faire la sieste, l’amour plusieurs fois par jour, à boire du vin et à prendre garde à ne pas m’éloigner hors des cinq cents mètres carrés que je me suis assignés.
    Enfant, j’étais maladif, souvent saisi de cette même fièvre hallucinante qui me possédait et m’entraînait nu dans le jardin de notre maison familiale, à Jerissa, un village minier construit par les colons. Je montais sur les toits envahis par une vigne qui n’avait jamais été taillée. J’allais dans le poulailler réveiller les pigeons et les lapins. Une fois mes parents m’ont surpris dans le cimetière chrétien, au bas de la montagne, à piller les tombes, refusant de lâcher les croix et les statuettes de Marie et de l’ange Gabriel.
    Cette fièvre est mon don. Elle couve mon chaos. Elle déchaîne mon poème. Un sésame dans mes manches. Elle m’avait quitté, il y a longtemps, et quand elle revenait, elle était tiède, sans passion. Ce soir-là, elle avait le flamenco, j’étais son foyer. Elle m’a embrasé.
    Je n’ai rien fait pour l’éteindre, j’avais peur de m’apaiser. Je suis resté, telle une montagne qui ne bouge pas. J’avais tout préparé la veille comme un joueur d’échecs. Mon plus beau costume bleu marine, une chemise blanc farine, des chaussures noires de chez un bottier italien. J’avais même sorti un luxueux cartable Fortuna qui jusqu’alors n’avait jamais servi. Il attendait de contenir ma déclaration de grève dans les deux langues, l’arabe et le français.
    Il est cinq heures du matin. Ma femme, Azza, et mes enfants, Ali et Khadija, dorment. Je m’accroupis et je commence à psalmodier :
    Lis donc au nom de Ton Seigneur
    Ton Seigneur qui a créé
    Lis donc de par Ton Seigneur Sublime
    Qui a créé l’humain d’un lien
    Qui a enseigné à l’humain par le calame
    Ce que l’humain ne pouvait savoir.
    Dix fois, vingt fois, cent fois, j’ai récité ce verset, le premier que Mohammed, le dernier des prophètes, a entendu, jusqu’à ce que je me sente aussi majestueux que ses mots, aussi martial que sa musique. Les larmes coulent sans pleurs, des larmes d’orgueil. Je suis fin prêt.
    Jalel, mon frère, m’attend depuis une demi-heure chez moi, dans le salon. Il sait qu’il ne doit pas interrompre mon recueillement. Lui seul peut être ainsi présent, silencieux, pour m’accompagner aujourd’hui au Palais de justice afin de comparaître devant le doyen des juges d’instruction de Tunis.
    Chaque fois que j’ai eu besoin de lui, il a toujours été là : plus qu’un frère, c’est mon frère d’armes. Je suis de quatre ans son aîné. On le dit beau. On dit même qu’il ressemble à Marlon Brando dans
Un tramway nommé désir
. Mais son véritable atout, c’est sa bonté. Il aime partager avec les autres ses passions et son repas.
    Condamné à vingt mois de prison pour avoir suivi les traces de Trotski, ce chef fluet de l’Armée rouge et néanmoins lecteur possédé de Dostoïevski, Jalel a choisi d’être plutôt hors-la-loi que prisonnier, avec la bénédiction de sa mère, Chouikha, cette Apache de la Table de Jugurtha. Pendant huit ans, il a vécu dans la clandestinité, il a brûlé les frontières algériennes et libyennes, ce qui ne l’a pas empêché de se marier et d’avoir un enfant. Il a fait ses études à l’université de droit Ben Aknoun à Alger, ville où il a noué de solides amitiés. Il sait ce que j’attends de lui. Il est sorti de sa planque. Sans que je lui demande rien, il s’est pointé, comme ces chevaliers arabes qui accourent à l’appel du clan.
    Il est exactement huit heures et quart. Je monte dans la voiture qu’il a empruntée à sa femme et qu’il a lavée pour l’occasion. Dans ma famille, face à l’adversité on doit briller de dignité.
    Nous empruntons l’avenue Tahar-Ben Ammar, l’une des plus chics d’El Manar. C’est là où j’habite. L’agitation et le trafic de ce quartier en Technicolor me conviennent. J’adore cet endroit à la fois huppé et villageois où si l’oignon vient à manquer, c’est sans crainte que je peux taper à la porte des voisines et en profiter pour jeter un regard sur leurs tenues négligées de bourgeoises désargentées.
    Derrière mes
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