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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine
Autoren: Taoufik Ben Brik
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en instituteurs, certains en mendiants. Beaucoup ont perdu leurs dents, noircies par le tabac, leurs cheveux, leurs paupières tombent sur les quarante ans de leur corps qui semble attendre la mort, figé dans des habits remontant aux années soixante. Les cols de leurs chemises ressemblent aux oreilles d’une vache qui porterait pattes d’éléphant et chaussures trouées. Leurs femmes boulimiques ont grossi des fesses, pendant qu’ils rasent les murs. Ils ne savent plus marcher au milieu des rues, fuyant le regard des hommes. Si tu croises un homme qui marche à la Clint Eastwood, sache qu’il est soit policier, soit mouchard,
koued
.
    Au Taous, au Shilling, au bar Ali Waraq, ces bars-hangars des artères, bas-fonds de Tunis, se retrouvent des syndicalistes sans syndicat, des journalistes sans journal, des militants sans parti, des avocats sans affaires. Le Shilling, près du zoo du Belvédère, est un autre jardin botanique où tu peux rencontrer une faune d’êtres légendaires, d’anciennes stars, d’anciennes beautés. L’une d’entre elles transporte pour l’éternité cette âpre odeur de grésil et de pisse, dans une lumière terne de soixante volts. Tous ici sont des lions et des lionnes édentés, même les jeunes prostituées, ces bleues qui arrivent tout juste de leur village. L’attraction de cette taverne digne de
La Guerre des étoiles
, c’est incontestablement Salah Zghidi, ancien leader du mouvement estudiantin, ancien leader du mouvement syndical, ancien communiste, et ancien lui-même ; actuellement vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH). Ce personnage historique de la gauche tunisienne qui, autrefois, vibrait au contact de la foule, nourri d’idéologie, de marxisme, de politique, se retrouve réduit à tenir la chronique de son ancienne gloire. Carburant à la bière, serré comme une merguez dans d’improbables tee-shirts qui tous se refusent à contenir son ventre fabuleux qui doit bien peser un milliard de bières locales, la Celtia, il monologue. À entendre cet homme, sorti tout droit d’un poème narratif de Nazim Hikmet, on devine ses regrets : « si le monde était monde », il aurait pu être ministre, au pire consul au Yémen du Sud et mâcher du qat à longueur de journée.
    Son auditoire, venu spécialement respirer son haleine épaisse d’alcoolo, ne se lasse jamais de sa voix restée, elle, séduisante. Il raconte, en échange d’un plat de rougets ou d’une canette de bière ; plus tard, ce seigneur sera même raccompagné en taxi grâce à la générosité discrète d’un ami. Parfois, devant de nouvelles gloires militantes, il se livre à de véritables prouesses ; déroulai son verbe de dialecticien d’antan, il prend plaisir à les emprisonner dans sa toile. C’est un cheikh, un maître de la parole. Nous sommes tous ses disciples. Et si, par malheur, il estime que ses compagnons du jour ne sont pas assez attentifs, il quitte lentement leur table et s’en va faire son show ailleurs. Dans ce temple du blasphème où les gens viennent vomir leur estomac, rien n’est épargné par la dérision, y compris la torture. Dans des éclats de rire gras, on se moque des mouchards qui pullulent : « Finalement, ce ne sont que des hommes qui ont choisi leurs fesses avant la patrie » ; allusion à la sodomie pratiquée dans les geôles de la Dakhilia, le sinistre ministère de l’Intérieur.
    Ces mammouths, bourrés à mort, rient pour ne pas sombrer dans la folie que Ben Ali, ce dieu Râ, a instauré pour gouverner. Ben Ali, cette infirmière en chef de ce
Vol au-dessus d’un nid de coucou
ne pouvant supporter l’existence d’un MacMurphy qui rit, qui pleure, qui gesticule, qui baise et s’enivre. Il veut son asile peuplé d’êtres privés de sentiments, lobotomisés, des légumes dans son jardin. Son chef-d’œuvre, ubuesque, restera sans doute d’avoir interdit à tout un peuple d’exprimer publiquement, collectivement, sa tristesse lors des funérailles de Bourguiba, le père de la Tunisie indépendante depuis 1956.
    Il n’a pas compris que la mort du père est l’occasion de mettre en scène la tragédie, partagée dans la rue, le plus grand chapiteau de l’inconscient des peuples. Des pleurs et des larmes, le deuil est une nécessité. Il aurait permis aux Tunisiens de se transformer en serpent à mille têtes pour un immense festival en plein air. Erreur fatale. Une semaine plus tard, il avait ce qu’il
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