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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine
Autoren: Taoufik Ben Brik
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signifie mon interdiction de quitter le territoire national désormais.
    « Je n’ai plus de passeport, monsieur le juge, il m’a été confisqué le 28 avril 1999, et vous savez bien qu’il lui manque la fameuse page 28.
    — Oui, répond-il, je connais l’histoire de ton passeport et de sa page 28.
    — À quoi rime cette interdiction judiciaire ? Vous voulez seulement donner une caution juridique à un acte de représailles policières ! »
    L’histoire de cette page 28 a fait le tour du monde. Elle raconte comment, pour m’empêcher de sortir, la Direction générale des frontières et des étrangers, la DGFE, n’a pas trouvé d’autre moyen que de détruire mon document de voyage.
     
    Il est onze heures trente : merde, j’ai déjà faim !
    Chroniqueur judiciaire à l’occasion, je suis un habitué des ruelles de Bab El Bnet et de ses gargotes où l’on sert du
lablabi
, des kaftaji, des
hargma
, des
okod
de chez Ould Hanifa. De la
nourriture
préhistorique, des cœurs de chameau, des têtes de mouton, de la cervelle d’agneau, des pieds et des bites de bœuf servis dans des lieux crasseux qui embaument l’huile brûlée, l’oignon, l’ail et les entrailles, où les tabliers blancs des serveurs ont perdu leur couleur, pendant que les patrons, des petits caïds de quartiers dits « les affranchis » parce qu’ils ne respectent aucune loi, sortent discrètement de dessous les comptoirs le vin interdit, le vendredi. Ici, s’encanaillent les filles de bonne famille, les BCBG, aux côtés d’authentiques prostituées, de balafrés, des matous de gouttières et des chats persans.
    Je suis un inconditionnel de l’
okod
, ce plat juif tunisien qui se prépare à base de pénis de taureau, lourdement épicé de poivre rouge, d’ail, cuit à petit feu – sur un kanoun, c’est encore meilleur – qui transforme ce fragile organe en matière crémeuse, visqueuse, parfumé au thym. Les Tunisois s’invitent à ce régal, « viens, allons sucer la bite d’un taureau », et l’accompagnent, comble du snobisme, d’un vin dégueulasse que les dockers surnomment
chrab elouh
, le vin de bois. On le doit à une vieille famille juive, les Boukhobza, également productrice de l’unique eau-de-vie de figue tunisienne, la
boukha
.
    La tentation est forte. Je ne sais plus pourquoi je dois me priver, pour prouver quoi et à qui ? Le doute s’infiltre et voilà qu’en plus ceux qui sont venus sont déçus par ce simulacre d’instruction. Bref, il a laissé peu de temps à ces langues de vipère pour s’épancher, médire, gonfler la rumeur, raconter la chute de la maison Untel ou les dernières folies vestimentaires de Leïla, la femme du président, histoire de meubler le vide dans un pays dévasté par treize ans de règne sans partage.
    Un pays où Ben Ali a mutilé l’organe le plus précieux des Tunisiens : la langue. Il n’y a plus ni cris, ni chuchotements, juste des grognements de muets. L’âme tunisienne a été brisée sur un récif d’acier. Il n’y a plus de théâtre, plus de poésie, plus de roman, plus de musique, plus de danse. Qu’est devenu Mohammed Guerfi, le plus grand musicien tunisien, l’égal des frères Rahabani, interdit de festival pour son franc-parler légendaire ? Depuis six ans, il ne vit plus de sa musique. Il est contraint de brader ses biens pour survivre.
    Qu’est devenue cette conscience morale qu’était la troupe du Nouveau Théâtre de Fadel Jaïbi et Fadel Jaziri ? À chaque nouvelle représentation, elle attirait des spectateurs de Suède, du Liban, du Maroc, d’Algérie. Qu’est devenu le plasticien Habib Chebil ? Qu’est devenu Ouled Ahmed, le poète du vin et de l’amour ? Il n’écrit plus.
    Mais qui écrit encore en Tunisie ? Se balader à Tunis City du côté des bars, des cafés tels que L’Univers, Le Florence, L’Africa, La Rotonde, Le Kilt, c’est entrer dans le monde des ex. Ex-journalistes, ex-écrivains, ex-comédiens. Les anciens temples de la parole et de l’écriture, du débat-combat, ont été brûlés au napalm. Les survivants de cet Hiroshima ont vendu leur âme ou, comme moi, se sont exilés dans d’autres langues.
    Sinon, entrer aujourd’hui dans une rédaction, c’est s’introduire dans un lieu sinistré, brrr… Tout le monde est au frigo dans ce paysage lunaire, sans air. Les célèbres chroniqueurs ont déserté depuis belle lurette ces bureaux. Ils se sont convertis en épiciers, en contrebandiers,
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