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Le Passé supplémentaire

Le Passé supplémentaire

Titel: Le Passé supplémentaire
Autoren: Pascal Sevran
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énorme voiture blanche, pleine de boys endormis, que la Miss conduisait à tombeau ouvert.
    Installé à son côté, François somnolait.
    Moi, je pensais : pour une vieille qui ne peut plus, c’est pas mal. Elle enterrera toutes ses girls, l’une après l’autre.
    — Ça va, môme ? me disait-elle. On va se baigner, hein !
    Aux aurores, triomphalement, M lle  Mistinguett entrait dans l’eau glacée de la côte normande, sans égard pour les rhumatismes imaginaires que lui prêtaient ses rivales. François a-t-il été à la hauteur de sa réputation ? Il aimait les femmes, pas les mangeuses d’hommes.
    Valentine prenait des rides au cœur et au front.
    Elle embellissait.
    Je ne me décidais pas à plaquer mon enfance.
    Je m’éloignais parfois de l’avenue de Ségur, mais j’y revenais toujours.
    Un jour que je sortais, blessé, d’une aventure poético-sentimentale, Valentine qui me devinait bien m’a dit :
    — Il faut te faire une raison mon garçon, le bonheur ne se conjugue pas qu’au passé…
    Je ne voulais pas l’admettre. J’allais le vérifier souvent.
    Sur l’instant, j’ai cru qu’elle venait de se disputer avec le comte, ce qui d’habitude n’avait pas pour effet de la rendre morose. Mais, non, peut-être, après tout, était-elle devenue vraiment grand-mère, brusquement. Elle n’avait pas cinquante ans.
    Si j’avais osé, je l’aurais appelée grand-mère. Elle ne me l’aurait pas reproché. Et cela m’aurait fait tellement plaisir.
    J’ai écrit un poème larmoyant, sur la fragilité des roses.
    J’avais aperçu Emmanuel Berl chez la duchesse de Guermantes. Je l’avais retrouvé deux ou trois fois, rue Vignon, où il venait visiter Cocteau. Un beau jour, Sachs, que je barbais, m’a confié à lui. C’était une bonne idée. Je fus séduit aussitôt.
    Berl m’emmena au Louvre plusieurs jeudis de suite, pour me familiariser avec l’art. Je n’ignorais pas qu’il savait tout ; aussi je m’étonnais de le voir m’écouter attentivement.
    — La communication existe, me disait-il, puisque je peux acheter un journal…
    Pour lui prouver le contraire, Proust lui avait lancé ses pantoufles à la figure. Il riait en s’en souvenant.
    Je m’essoufflais à le suivre, tandis qu’il reprenait tranquillement une conversation interrompue la veille ou une semaine auparavant. Il ressemblait à mon grand-père jeune. Comme lui, il se méfiait du progrès. Il écrivait dans ses journaux : est-ce qu’on veut la guerre, oui ou non ? Lui ne la voulait pas. Il aimait Breton, Herriot et Mandel.
    Il allait se marier pour la troisième fois avec une chanteuse.
    Devant la Joconde, il m’affirmait, péremptoire : « Tout va mal, tout va très mal, tout ira de plus en plus mal ». Cet incorrigible pessimiste trouvait malgré tout des raisons d’espérer.
    Au sourire bête de Mona Lisa, Maurice Sachs préférait déjà la moustache d’Hitler. Il rêvait d’accorder ses pas à ceux, cadencés, des enfants d’Adolf. Il deviendra la muse de quelques-uns.
    Il était allé repérer, à la périphérie de Hambourg, la cave qui devait d’abord lui servir de salle de classe, et un peu plus tard de tombe.
    Pionnier du rapprochement franco-allemand, il mourra comme une folle, en chantant Tannhäuser, sodomisé par une quinzaine de blonds poètes casqués aux frais du III e  Reich.
    Voilà la vérité. Voilà la fin sublime de mon professeur.
    Je venais d’avoir dix-sept ans.
    J’avais une haute idée de moi-même et des loisirs. J’allais avec Lucien voir des films de Chariot. Il hurlait de rire. J’étais consterné.
    Lucien, mon premier copain… Tout nous séparait. Il aimait les chats, les pucelles et Tino Rossi.
    Il était fils de concierge. J’étais petit-fils de comte…
    — Vraiment pas de quoi se vanter ! me disait François, qui n’était pas, comme moi, naïvement pendu à son arbre généalogique.
    C’est peu de dire que je n’avais pas de problèmes d’argent. Valentine y veillait attentivement.
    J’allais rater mon bac et je me demandais comment échapper à l’École de guerre.
    Démodé déjà ; je collais mes cheveux, façon Rudolph Valentino. Je m’achetais des chaussures italiennes et des disques de Lys Gauty.
    Ce matin-là, comme je sortais, mon grand-père me demanda de le déposer en taxi, rue du Boccador. Il ne quittait son bureau qu’en de rares occasions. J’aurais dû m’étonner.
    En le voyant s’éloigner d’un pas pressé,
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