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Le Passé supplémentaire

Le Passé supplémentaire

Titel: Le Passé supplémentaire
Autoren: Pascal Sevran
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mal.
    Valentine m’emmenait faire le tour de Barbizon en fête. Une voilette noire sur les yeux, en deuil de sa jeunesse inachevée, elle avait fière allure dans son nouveau rôle. Les républicains, pas rancuniers, lui donnaient du « bonjour, madame la comtesse » long comme un bras d’honneur.
    C’est vrai qu’elle était belle encore, et je sais des « sans-culottes » qui n’ont pas craché sur sa fleur de lys fraîchement éclose.
    Comment lui en vouloir ? Son mari lui disait toujours : « Une femme doit dire oui… toujours. »
    Mon père, j’en ai eu un, n’était pas revenu de Verdun. Ma mère était partie pour Buenos Aires, avec le fils d’un négociant en vins et liqueurs.
    Arrivée à destination, elle le plaqua pour tomber dans les bras d’un dictateur nommé Carlos Gardel.
    « J’apprends l’amour, l’espagnol et le tango. Je vous tiendrai au courant », écrivait-elle à mon grand-père.
    — Mon pauvre enfant, ta mère est folle. Son mari, ton père, mon fils, est mort dans la boue, pour cette foutue république et elle danse le tango dans les bouges, à l’étranger, avec un marchand de gomina.
    C’était trop beau !
    Je crois bien qu’il mentait, mon grand-père, pour ne pas m’attrister.
    C’était un brave. Il m’avait dit : « Tu n’iras pas à l’école laïque, chez ces gens-là, on déforme l’histoire de France. Tu n’iras pas non plus chez les curés, chez ces gens-là, il n’y a pas d’hommes. » Voilà pourquoi j’ai appris à lire et à écrire avec Maurice Sachs, penché sur mon épaule.
    Ce nom ne dit plus rien à personne, aujourd’hui.
    À la suite d’une affreuse campagne de calomnies, il y a bien des années, il a disparu.
    Généralement, on le croit mort. Je dirai comment plus tard.
    Il venait trois fois par semaine, avenue de Ségur, où nous habitions, mes grands-parents et moi.
    Il n’arrivait jamais à l’heure. Je le revois : une figure rose, une longue écharpe vert pâle autour du cou ; il avait l’air d’une glace fraise et pistache, en train de fondre.
    — Pardon, comtesse, pardon, murmurait-il à Valentine en lui baisant les doigts.
    — Vous êtes un papillon, Maurice… Vous finirez en poussière.
    Il avait du langage et de la repartie, mon professeur.
    Il entrait dans ma chambre en déclamant le poème que Cocteau ou Max Jacob avait écrit la veille. Je n’y comprenais rien. Lui non plus, peut-être.
    — Je t’aime, comme le fils que je n’aurais jamais, me disait-il quand il était fier de moi. Et lorsque je lui demandais pourquoi, ça le faisait pleurer.
    — Je t’expliquerais plus tard, me répondait-il, plus tard, quand tu seras grand.
    Je le trouvais bizarre, parfois, quand je le voyais chiffonner nerveusement son écharpe vert pâle. Ce n’était pas une personne ordinaire, monsieur Maurice. Il me tapotait la joue affectueusement et m’achetait, rue des Rosiers, des gâteaux à la cannelle.
    À Barbizon, il ne venait ni le samedi, ni le dimanche. À Barbizon, j’écoutais mon grand-père. Sa voix résonnait bien dans la salle à manger du manoir qui sentait l’encaustique et la mort.
    Il s’installait à un bout de la table, moi à l’autre.
    — Ouvre grandes tes oreilles, et plonge tes yeux dans les miens.
    Pour moi tout seul, il arrangeait l’histoire de France, à sa convenance.
    J’apprenais bien mes leçons. J’ai même failli faire s’étouffer Édouard Herriot en lui récitant la préférée de mon grand-père.
    Elle commençait ainsi : « 1789 est une mauvaise année pour notre beau pays. »
    Le maire de Lyon avait bien connu Valentine, du temps qu’elle n’était pas comtesse. Quand on l’appelait Vava.
    — Cet enfant finira mal, lui dit-il.
    Sa prédiction m’intrigua d’autant plus que mon grand-père prétendait, lui aussi, que je finirais mal ou sur les planches, ce qui pour lui revenait au même.
    Il m’avait surpris debout sur le bureau de ma chambre, drapé dans les châles de la comtesse, imitant Sarah Bernhardt.
    C’est de ma grand-mère que je tiens ce goût du spectacle.
    Elle avait beaucoup fréquenté les théâtreuses. La grande Réjane la tutoyait. M me  Sarah venait parfois prendre le thé avenue de Ségur.
    Poudrée comme du pain blanc, elle entrait à pas lents. Des pas réguliers d’impératrice. Légèrement voûtée, l’air accablé par la gloire. Les bras tendus en avant, prête à s’abandonner, étonnée que la bonne n’ait pas songé à
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