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Le hussard

Le hussard

Titel: Le hussard
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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autres,
eux, n’étaient plus que des cadavres sanglants et glacés qui gisaient dans
cette vallée… Peut-être les avait-on dépouillés de leurs bottes.
    La guerre. Qu’ils étaient loin les enseignements de l’École
militaire, les manuels de manœuvre, les défilés devant une foule que faisait
vibrer l’éclat des uniformes !… Dieu, s’il y avait un Dieu au-delà de
cette sinistre voûte noire d’où suintaient l’humidité et la mort, Dieu
concédait aux humains un petit coin de terre afin qu’ils y créent l’enfer à
leur aise.
    Et la gloire. Merde à la gloire, merde au monde entier,
merde à l’escadron. Merde au drapeau pour lequel avait succombé Michel de
Bourmont et qui, en ce moment, devait être promené comme un trophée par un
lancier espagnol. Ils pouvaient bien tous la garder pour eux, leur maudite
gloire, leurs drapeaux, leurs cris de « Vive l’Empereur ! ».
C’était lui, Frédéric Glüntz de Strasbourg, qui avait chargé contre l’ennemi,
lui qui avait tué pour la gloire et pour la France, et qui était maintenant
couché dans la boue, au cœur d’un bois sombre et hostile, transi, brûlant de
fièvre, taraudé par la faim et la soif, seul et perdu. Ce n’était pas Bonaparte
qui était là, que le diable l’emporte. C’était lui. Lui.
    La fièvre lui faisait perdre la tête. Ah, Claire Zimmerman,
dans sa jolie robe bleue, avec ses boucles blondes qui brillaient à la lumière
des chandeliers. Si tu voyais ton fringant hussard ! Ah, Walter Glüntz,
respectable et honnête commerçant qui contemplait avec fierté son fils
officier ! Si tu pouvais le voir maintenant !…
    Au diable ! Au diable tous, avec leur romantique et
stupide idée de la guerre. Au diable les héros et la cavalerie légère de
l’Empereur. Rien de tout cela ne résistait à cette terrible obscurité, à la
lumière éclatante de l’incendie proche.
    Il fut pris d’une violente diarrhée. Il déboutonna son
pantalon et resta là, accroupi, sentant l’immondice glisser sur ses bottes,
angoissé à la perspective d’être surpris dans cette position par les Espagnols.
Boue, sang et merde. C’était ça la guerre, et rien de plus, Dieu
tout-puissant ! Rien de plus.
    Les soldats pliaient bagage. Ils quittaient la clairière
illuminée par les flammes sans qu’il ait pu vérifier leur nationalité. Il
demeura immobile, blotti, jusqu’à ce que le bruit s’éloigne.
    On n’entendait plus maintenant que le crépitement des
flammes. S’approcher supposait prendre un risque, celui d’être éclairé. Mais le
feu signifiait aussi la chaleur, la vie, et il mourait de froid. Il serra
solidement le sabre dans sa main et avança lentement, courbé, sursautant chaque
fois que ses bottes clapotaient trop ou brisaient une branche.
    La clairière était déserte. Ou presque. La lumière dansante
des flammes éclairait deux corps étendus à terre. Il marcha vers eux avec les
plus grandes précautions ; tous deux portaient la veste bleue et le
pantalon de nankin d’un régiment français de ligne. Ils étaient rigides et
froids, sans doute gisaient-ils là depuis plusieurs heures. L’un, la face vers
le ciel, avait la bouche déchiquetée par d’innombrables entailles causées par
un sabre ou une baïonnette.
    L’autre était couché sur le côté, en position fœtale.
Celui-là avait été abattu d’une balle.
    On leur avait pris leurs armes, leurs buffleteries et leurs
gibernes. Un sac était tout près, à côté d’un amas de tisons fumants, ouvert,
le contenu répandu sur le sol, souillé et en pièces : deux chemises, des
souliers aux semelles trouées, une pipe en terre brisée en trois morceaux… Frédéric
chercha fébrilement quelque chose à manger. Il ne trouva au fond du sac qu’un
peu de lard qu’il porta goulûment à sa bouche ; mais les gencives
enflammées lui causèrent une douleur terrible. Il fit passer le lard du côté
droit, sans meilleur résultat. Il était incapable de mâcher. Une forte nausée
l’assaillit et il tomba à genoux, vomissant un torrent de bile. Il resta ainsi
un moment, la tête dans les mains, jusqu’à ce qu’il se sente un peu mieux.
Ensuite, avec l’eau d’une mare, il se rinça la bouche dans une tentative
inutile de soulager la douleur ; il se leva et marcha vers les flammes en
s’appuyant contre un mur de torchis de la chaumière détruite. La chaleur
envahit son corps et lui procura une telle sensation de bien-être que des
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