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Le granit et le feu

Le granit et le feu

Titel: Le granit et le feu
Autoren: Pierre Naudin
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souffrance et l’âge, et coulaient sur les tempes et le col de mailles.
    — Non, ne me touche pas… Chaque mouvement précipiterait ma fin et je veux pouvoir attendre l’issue du dernier estour.
    Leurs doigts de fer s’incrustèrent l’un dans l’autre.
    Le sang fluait, toujours plus gluant, autour de l’invisible plaie sur laquelle cet homme finissant appuyait sa dextre.
    Ogier se souvint du ventre de la Lucie. Il béait sur une vie naissante. « Lui, c’est au-dessus du nombril ! » Et sans qu’il le vît, ce ventre vivant, torturé, l’épouvantait.
    La respiration du malheureux devint plus rauque :
    — Non, ne bouge pas… Ta présence m’aide à partir… Tu as vaincu, toi !
    — Mon maître bien-aimé ! Sans vos leçons sans doute serais-je trépassé.
    Le damoiseau tremblait, penché sur ce visage où les traits se solidifiaient, où le bleu des yeux s’opacifiait sous les paupières bistrées, clignotantes. Il entendait, tout proches, Jean et son adversaire. Insultes, cliquetis d’aciers. C’était de Jean, un rustique effronté, hardi et bataillard, que dépendait le sort de Rechignac !
    — Pourvu qu’il triomphe et nous venge ! murmura Blanquefort.
    Comme si deux grandes mains le saisissaient aux épaules, et le secouaient à lui faire mal, le damoiseau fut agité de sanglots convulsifs, et prêt à se lever pour hurler : «  Tue-le, Jean ! Tue-le maintenant ! » Il se sentait, pour la première fois, l’âme rouge.
    Le visage cireux où seules les prunelles semblaient vivre s’anima :
    — Grâce à Dieu, j’obtiens la fin d’un homme d’armes.
    Le moribond gémit, sa mâchoire trembla. Une bulle de sang se forma sur ses lèvres, éclata dans sa moustache, y semant une rosée vermeille. Il serra les dents, déglutit ; une larme roula sur sa joue :
    — Tu l’avais deviné… Tancrède est ma fille.
    — Je m’en doutais, Hugues.
    — Je l’avais perdue pendant cinq ans… Je n’ai pas aimé qu’il la mette au couvent.
    Autour de l’entaille mortelle, le cerne rouge, dépassant le gantelet, commençait à s’étaler.
    — Sait-il ?
    — Non.
    — Comment avez-vous pu vivre si longtemps sans heurts ni dissensions, sachant, vous deux, que vous étiez demi-frères… et vous, Hugues, que l’enfant qu’il préfère était vôtre ?
    — Le château est grand… on ne s’y côtoie guère.
    — Et Tancrède ?
    — Comment aurais-je pu prétendre à la paternité ? Tout d’abord, cette… chose-là s’est passée sans témoin… Ensuite, en affirmant qu’elle est ma fille, j’aurais nui pour toujours à la mémoire de celle que j’aimais… Il l’aurait fait déterrer et jeter n’importe où !… Il m’aurait provoqué… Nous nous serions battus à mort, pour le plus grand dommage de cette seigneurie que nous aimons l’un et l’autre, chacun à notre façon… Et Tancrède ? À supposer que j’aie triomphé de toutes ces difficultés, que lui aurais-je apporté de mieux que Guillaume ? Non, vois-tu, il fallait qu’elle soit sa fille.
    Les lèvres tremblèrent, puis se figèrent. Un instant, Ogier ferma les yeux. Une insurmontable lassitude s’abattait sur lui. Il dit enfin :
    — Elle n’aurait jamais dû partir pour Lubersac…
    — Eh oui !… Quand je lui ai déconseillé de l’envoyer chez les nonnes, Guillaume a ri… Nous marchions seuls en haut des parois… Il s’est arrêté : « Ma parole, Hugues, tu es aussi triste et contrit qu’un amoureux qu’on va priver de sa belle ! » Il nous a séparés pour des raisons d’amour absurdes… alors qu’il s’agissait d’amour paternel !
    — Elle sait.
    Un instant, les pensées de cet homme meurtri s’abolirent. Il reprit son souffle et, les paupières closes :
    — Elle sait… Et tu veux savoir comment ?
    — Oui.
    Ogier ne pouvait oublier la scène de l’écurie, après la mort de Didier. Tancrède le suppliait de l’emmener ; il la tenait dans ses bras, palpitante. Elle avait ri : «  Et si je n’étais pas la fille de Guillaume  ? » Il s’était indigné.
    — L’avant-veille de son départ pour Lubersac, elle est venue pleurer dans ma chambre. Elle était tout à la fois furieuse et endolorie de nous quitter… Tellement éplorée que… le père en moi a frémi : je l’ai embrassée… Je voulais la consoler, la rassurer… Elle a pris ce mouvement d’affection pour un geste d’amour, puisqu’elle ne savait pas encore…
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