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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit
Autoren: Patrick Modiano
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papiers avant de déguerpir. Ils ne veulentpas s’encombrer de bagages inutiles. Des files d’autos s’écoulent vers les portes de Paris, et moi. je m’assieds sur un banc. Je voudrais les accompagner dans leur fuite mais je n’ai rien à sauver. Quand ils seront partis, des ombres surgiront et formeront une ronde autour de moi. Je reconnaîtrai quelques visages. Les femmes sont beaucoup trop fardées, les hommes ont une élégance nègre : chaussures de crocodile, costumes multicolores, chevalières en platine. Certains même exhibent à tout propos une rangée de dents en or. Me voici aux mains d’individus peu recommandables : des rats qui prennent possession d’une ville après que la peste a décimé ses habitants. Ils me donnent une carte de police, un permis de port d’armes et me prient de m’introduire dans un « réseau » pour le démanteler. Depuis mon enfance, j’ai promis tant de choses que je n’ai pas tenues, fixé tant de rendez-vous auxquels je ne suis pas allé, qu’il me semblait « enfantin » de devenir un traître exemplaire. « Attendez, je reviens… » Tous ces visages contemplés une dernière fois avant que la nuit les engloutisse… Certains ne pouvaient s’imaginer que je les quittais.D’autres me fixaient avec des veux vides :« Dites, vous reviendrez ? » Je me rappelle aussi ces curieux pincements au cœur chaque fois que je consultais ma montre : on m’attend depuis cinq, dix, vingt minutes. On n’a peut-être pas encore perdu confiance. J’avais envie de courir au rendez-vous et le vertige, en général, durait une heure. Quand on dénonce, c’est beaucoup plus facile. À peine quelques secondes, le temps d’indiquer les noms et les adresses d’une voix précipitée. Mouchard. Je deviendrai même assassin, s’ils le veulent. J’abattrai mes victimes avec un silencieux. Ensuite, je contemplerai leurs lunettes, porte-clefs, mouchoirs, cravates, pauvres objets qui n’ont d’importance que pour celui auquel ils appartiennent et qui m’émeuvent encore plus que le visage des morts. Avant de les tuer, je ne quitterai pas des yeux l’une des parties les plus humbles de leur personne : les chaussures. On a tort de croire que la fébrilité des mains, les mimiques du visage, le regard, l’intonation de la voix sont seuls capables de vous émouvoir, dès le premier abord. Le pathétique, moi, je le trouve dans les chaussures. Et quand j’éprouverai le remords de les avoir tués, je ne penserai ni à leur sourire ni à leurs qualités de cœur, mais à leurs chaussures. Cela dit, les besognes de basse police rapportent bigrement ces temps-ci. J’ai des billets de banque plein les poches. Ma richesse me sert à protéger Coco Lacour et Esmeralda. Sans eux, je serais bien seul. Quelquefois je pense qu’ils n’existent pas. Je suis cet aveugle roux et cette minuscule petite fille vulnérable. Excellente occasion de m’attendrir sur moi-même. Encore un peu de patience. Les larmes vont venir. Je vais enfin connaître les douceurs de la « Self-Pity » — comme disent les Juifs anglais. Esmeralda me souriait, Coco Lacour suçait son cigare. Le vieux monsieur et la vieille dame en robe bleu foncé. Les tables vides autour de nous. Les lustres qu’on avait oublié d’éteindre… Je craignais, à chaque instant, d’entendre leurs automobiles freiner sur le gravier. Les portières claqueraient, ils s’approcheraient de nous, à pas lents, dans un roulis. Esmeralda faisait des bulles de savon et les regardait s’envoler en fronçant les sourcils. L’une d’elles éclatait contre la joue de la vieille dame. Les arbres frissonnaient. L’orchestre jouait les premières mesures d’une czardas, puis un air de fox-trot, et une marche militaire. Bientôt on ne saura plus de quelle musique il s’agit. Les instruments s’essoufflent, hoquettent et je revois le visage de cet homme qu’ils avaient traîné au salon, les mains liées par une ceinture. Il voulait gagner du temps et leur a fait, d’abord, de gentilles grimaces, comme s’il cherchait à les distraire. Ne pouvant plus maîtriser sa peur, il a tenté de les aguicher : il leur lançait des œillades, découvrait son épaule droite à petits gestes saccadés, ébauchait une danse du ventre en tremblant de tous ses membres. Il ne faut pas rester ici une seconde de plus. La musique va mourir après un dernier sursaut. Les lustres s’éteindre.
     
     
    — Une partie de colin-maillard ?
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