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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit
Autoren: Patrick Modiano
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qui se maquillait devant la glace. Elle se retourne. Ses grands yeux violets lui dévorent le visage. Elle a une traînée de rouge à lèvres sur le menton.
     
     
    Nous avons entendu, quelques minutes encore, la musique. Elle s’est éteinte au moment où nous traversions le carrefour des Cascades. Je conduisais. Coco Lacour et Esmeralda se tenaient sur le siège avant. Nous glissions le long de la route des Lacs. L’enfer commence à la lisière du bois : boulevard Lannes, boulevard Flandrin, avenue Henri-Martin. Ce quartier résidentiel est le plus redoutable de Paris. Le silence qui y régnait jadis à partir de huit heures du soir avait quelque chose de rassurant. Silence bourgeois de feutre, de velours et de bonne éducation. On devinait les familles réunies dans le salon après dîner. Maintenant, on ne sait plus ce qui se passe derrière les grandes façades noires. De temps en temps une automobile nous croisait tous feux éteints. J’avais peur qu’elle ne s’arrêtât et nous barrât le passage.
    Nous avons pris l’avenue Henri-Martin. Esmeralda sommeillait. Passé onze heures, les petites filles ont de la peine à garder les yeux ouverts. Coco Lacour s’amusait avec le tableau de bord, tournait le bouton de la T.S.F. Ils ignoraient l’un et l’autre combien leur bonheur était fragile. Moi seul me faisais du souci. Nous étions trois enfants qui traversions dans une grosse automobile des ténèbres maléfiques. Et si par hasard il y avait de la lumière à une fenêtre, je ne devais pas m’y fier. Je connais bien cet arrondissement. Le Khédive me chargeait de fouiller les hôtels particuliers pour y saisir des objets d’art : Hôtels Second Empire, « Folies » XVIII e , Hôtels 1900 avec verrières, simili-châteaux gothiques. Ils n’abritaient plus qu’un concierge apeuré que le propriétaire avait oublié dans sa fuite. Je sonnais à la porte, montrais ma carte de police et inspectais les lieux. Je garde le souvenir de longues promenades :
    Maillot, la Muette, Auteuil, telles étaient mes étapes. Je m’asseyais sur un banc, à l’ombre des marronniers. Personne dans les rues. Je pouvais visiter toutes les maisons du quartier. La ville m’appartenait.
    Place du Trocadéro. À mes côtés Coco Lacour et Esmeralda, ces deux compagnons de pierre. Maman me disait :« On a les amis qu’on mérite. » À quoi je lui répondais que les hommes sont beaucoup trop bavards pour mon goût et que je ne supporte pas les essaims de mouches bleues qui leur sortent des lèvres. Ça me donne la migraine. Ça me coupe le souffle que j’ai déjà très court. Le lieutenant, par exemple, est un causeur époustouflant. Chaque fois que j’entre dans son bureau, il se lève et commence son discours par « mon jeune ami » ou « mon petit gars ». Ensuite les mots se succèdent à une cadence frénétique, sans qu’il prenne le temps de les articuler tout à fait. Il ralentit son débit, mais c’est pour mieux me submerger la minute suivante. Sa voix prend des intonations de plus en plus aiguës. À la fin, il piaille et les mots s’étranglent dans sa gorge. Il tape du pied, agite les bras, se convulse, hoquette, se rembrunit tout à coup et reprend son discours d’une voix monocorde. Il conclut par un « Du cran, mon vieux » qu’il chuchote à la limite de l’épuisement.
    Au début il m’a dit : « J’ai besoin de vous. Nous allons faire du bon travail. Je reste dans la clandestinité avec mes hommes. Votre mission : vous introduire chez nos adversaires. Nous renseigner le plus discrètement possible sur les intentions de ces salauds. » Il me marquait clairement ses distances : À lui et son état-major la pureté et l’héroïsme. À moi, les basses besognes de l’espionnage et du double jeu. Relisant cette nuit-là L’Anthologie des traîtres, d’Alcibiade au capitaine Dreyfus , il m’a semblé qu’après tout, le double jeu et —pourquoi pas ? — la trahison convenaient à mon caractère espiègle. Pas assez de force d’âme pour me ranger du côté des héros. Trop de nonchalance et de distraction pour faire un vrai salaud. Par contre, de la souplesse, le goût du mouvement et une évidente gentillesse.
    Nous remontions l’avenue Kléber. Coco Lacour bâillait. Esmeralda s’était endormie et sa petite tête avait basculé contre mon épaule. Il est temps qu’ils aillent se coucher Avenue Kleber. Cette nuit-là nous avions pris le même chemin après
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