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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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ces bébés qui ont
besoin de moi. » Et elle les voyait, ces arpents infinis de nourrissons en
pleurs, menottés l’un à l’autre, horriblement nombreux, dont chaque esprit
infime et neuf n’était qu’un réceptacle assez grand pour contenir tout entière
la souffrance du monde, et leur chœur de plaintes et de cris s’élevait comme de
l’encens jusqu’aux narines de roc du Père dont les traits véritables étaient
perpétuellement obscurcis par le masque humain de Dieu.
    Thatcher sourit. « C’est une merveilleuse nouvelle.
Mais notre enfant aussi aura besoin de toi.
    — Oui », concéda-t-elle, et le regard qu’elle lui
lança vacilla un instant avant de se briser, et de nouveau les larmes coulèrent
sur son visage. Elle redoutait d’échouer, de relâcher sa prise, rien qu’une
seconde, sur la lime qu’elle maniait depuis tant d’années, héraut de son cœur,
friction de son éloquence, rongeant patiemment dans les ténèbres la chaîne qui
enserrait ce pays.
    Thatcher serra sa femme dans ses bras. « Je doute fort
que notre pays te reproche le temps que tu consacres à t’occuper des tiens.
    — Est-ce de l’orgueil ? demanda-t-elle soudain en
se dégageant, scrutant anxieusement le mystère de ses yeux. Est-ce d’orgueil
que je souffre ? »
    Un vent surgit en rafale anarchique du fond de la vallée,
poussa devant lui une poudreuse dure et sèche, aux flocons rugueux comme du
sable qui leur piquaient les joues, survola en sifflant la croûte de neige
sucrée où les traces fourchues d’oiseaux et de rongeurs sans nom formaient un
texte délirant et indéchiffrable.
    « Tu es la créature la moins orgueilleuse que je
connaisse, dit Thatcher en prenant sa main glacée. Allez viens, rentrons.
Dorénavant, il faut que tu prennes mieux soin de toi. Nous allons avoir un
visiteur dans notre vie, et il a des besoins. »
    Ils se dirigèrent, bras dessus bras dessous, vers la haute
maison de pierre d’où les observait, derrière les rideaux d’une fenêtre de
l’étage, la silhouette obscure d’Aroline ; et le ciel monotone glissait
au-dessus de leurs têtes penchées en un pan sans couture du gris le plus fauve.
    C’est ainsi, précautionneusement, et avec Thatcher à ses
côtés, que Roxana se rangea à la réalité de son état. Et, comme pour se prouver
que rien n’avait changé, que jamais rien ne devrait changer, elle redécouvrit
le fer dont son âme était forgée et, exploitant sans vergogne son ventre
bourgeonnant, à la fois aiguillon et bouclier, elle reprit hardiment sa tournée
de conférences, un seau en cuir à ses pieds, proférant, à travers le filtre
iridescent des nausées passagères, une dénonciation laiteuse de la Constitution
américaine. Mais elle ne pouvait nier la marée écumeuse qui la balayait, au
goût de levure, et à mesure que la forme de son corps s’animait et enflait, la
forme du monde faisait de même, jusqu’à ce que les deux, étrangement
complémentaires, recouvrent l’horizon, incontrôlables, dans une attente
insolente. Parfois cependant, au gré de ses humeurs, l’idée la visitait que son
être avait été investi par une espèce de machine, rouages impitoyables
d’inflexible Nature, à laquelle il lui fallait se soumettre, sous peine de se
briser sans fin sur les dents de l’engrenage.
    Par une longue nuit déplaisante, Roxana passa dans l’ombre
d’un terrible songe : la naissance tant redoutée, décrétée succès éclatant
par la foule de parents obscurs et d’amis anonymes qui se pressaient bêtement
autour du lit ensanglanté, était survenue et déjà passée, aussi insignifiante
qu’une giboulée de printemps. Il était derrière elle, ce péril, et elle lui
avait inexplicablement survécu, et dans ses bras se blottissait le fruit de
toute son angoisse : un nouveau-né de sexe masculin, parfaitement formé,
resplendissant de santé, et noir – et ce dernier trait passait étrangement
inaperçu de tous hormis Roxana, qui depuis peu était en proie à un pressentiment
sans nom. Elle n’arrivait plus à dormir, à se déployer, la peau pleine
d’araignées velues. Prise de panique, elle enlevait son enfant et fuyait vers
la campagne, traversant pâturages et étangs, parcourant des routes sombres et
des bois plus sombres encore. Elle courait et courait jusqu’à ce que ses jambes
se dérobent, et sur la berge d’un ruisseau limpide elle plaçait le bébé dans un
canoë opportunément abandonné, qu’elle
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