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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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extérieur sur une question que les femmes
réglaient fort bien toutes seules depuis qu’Ève avait enfanté Caïn. Elle
consacrait toute son attention à enregistrer les plus infimes variations de son
Moniteur interne, ce fuyant fantôme qui communiquait, avec une irrégularité
exaspérante, soit en tambourinant un langage codé sur les murs de son âme soit
directement à haute voix, d’une voix qui n’était pas celle de Roxana mais le
murmure fiévreux d’un enfant, parfois frêle jusqu’à l’inaudible. Et les
messages qu’elle avait effectivement reçus – si obscurs, paradoxaux ou
contradictoires fussent-ils – s’étaient toujours révélés des balises
fiables pour négocier la terrible énigme de la vie. Il était donc forcément
déstabilisant de voir son fidèle Moniteur se comporter comme une cartomancienne
incompétente, voire franchement malhonnête. En proie au vertige, il oscillait
dans un sens, puis dans l’autre, comme si le cœur de Roxana n’était qu’un poids
mort, le balancier d’une grande pendule sans cadran. Les harmonies de ses
désirs semblaient si loin, hors de portée, et elle se sentait perdue,
désespérée, absolument seule. Le soleil était un œuf, la lune un os, et elle ne
pouvait chasser de son esprit la réalité chantonnante de cette perception. Elle
avait vraiment de la paille plein la tête. Et puis, inexplicablement, la
couleur de son humeur s’enflammait, pour un après-midi voire une journée
entière, en une conviction de suprême invincibilité. Chaque événement important
de sa vie, de toute vie, baignait dans la lumière crue et libératrice de
l’inévitable, et, perçant à rebours la confusion obscure de son passé,
s’ouvrait une voie vers ces moments enchantés où justesse et justice absolues
s’épandaient comme la grâce : cette radiance sous laquelle elle avait
migré après avoir tourné le dos à son foyer pour fuir à jamais les grilles de
la plantation de Redemption Hall, telle l’héroïne en détresse d’un
roman-feuilleton du Vieux Monde, ou encore l’exaltation galvanisante de sa
première vision du jeune Thatcher, parmi les marbres et palmiers en pot du
Congress Hotel de Saratoga Springs, et de sa tête couronnée d’un nimbe sauvage
comme le feu de l’enfer. Mais alors, aussi brusquement qu’une chandelle
soufflée par le vent, la lumière souveraine s’éteignait et la nuit s’abattait,
accompagnée d’une ménagerie bigarrée de vieilles connaissances – le doute
bavard, l’inquiétude martelante, la contrariété hargneuse –, et la pensée
n’était plus qu’une dépouille chaotique dans une tombe moisie.
    Lorsque Thatcher revint, avec plusieurs mois de retard, de
sa dernière tournée polémique des églises de l’Ouest, il trouva sa femme
derrière la maison, sans manteau dans le froid mordant, agrippant de ses doigts
dégantés le rebord en bois du puits, son corps de jeune garçon penché en
équilibre instable au-dessus du trou comme si elle cherchait à repérer un objet
précieux qui y serait tombé. Elle avait le visage humide et boursouflé et il en
fut surpris – jamais encore il ne l’avait vue pleurer. Quand il la prit
dans ses bras, elle se mit à trembler.
    « Ma vie est finie », sanglotait-elle. Autour
d’eux, les arbres gelés oscillaient et craquaient comme des chandeliers géants
pris dans un courant d’air. Des cristaux de glace tintinnabulants s’écrasaient
sans trêve sur l’épais tapis de neige.
    « Non, non, répétait Thatcher sans reconnaître sa
propre voix. Non. » Il ne comprenait pas de quoi elle parlait, ne savait
que faire, mais continuait à tapoter mécaniquement son dos frissonnant, massant
d’une main incertaine les nœuds de son échine, durs comme de la porcelaine.
    Lorsque enfin Roxana osa lever les yeux vers son mari, d’un
air privé de toute défense, elle suffoqua, et tendit la main pour toucher le
renflement monstrueux autour de l’œil mi-clos, où la peau débordait d’une
couleur organique habituellement soustraite aux regards.
    « Ce n’est rien, dit Thatcher en écartant doucement sa
main. C’est la marque de l’amour chrétien. Explique-moi ce qui se passe
ici. »
    Elle s’exécuta, et ses mots mêmes, enfin exprimés à voix
haute pour la personne à laquelle ils avaient toujours été destinés, se
posèrent comme du lest au plus profond de son être. « Et je pense sans
cesse, conclut-elle d’une voix étonnamment ferme, à tous
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