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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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l’instant où Roxana s’aperçut qu’elle faisait pousser un bébé,
elle comprit la tâche qui l’attendait : se préparer tel un guerrier à la
veille du combat. Elle avait lu l’ Iliade dans le texte grec à seize
ans ; elle savait ce qu’on exigeait d’elle.
    L’annonciation, aussi tangible encore que si elle l’avait
devant elle, advint alors qu’elle se tenait impérieusement en chaire dans
l’église méthodiste de Pleasance Street à Utica, et s’efforçait de faire
entendre sa modeste voix par-dessus les braiements, les sifflets, les
claquements de mains, le fracas métallique de la horde de manifestants au
dehors. Elle venait de réciter la Déclaration d’Indépendance – étonnante,
l’ardeur que pouvaient encore susciter ces quelques mots tout simples, vieux de
presque soixante-dix ans – lorsqu’un homme poupin à face de lune, dans un
costume d’un noir rouillé, monta sur un banc et, couvrant la clameur des poings
qui tambourinaient rageusement contre les murs, demanda s’il pouvait
s’approcher pour lui tâter le menton et vérifier qu’elle avait de la barbe. Une
dizaine d’hommes se levèrent pour objecter, scandalisés, et, tandis que Roxana
attendait patiemment que le tumulte retombe – petite silhouette immobile
dans l’œil du cyclone national –, elle sentit un frémissement sans
équivoque, d’une délicatesse de fantôme, tel un hoquet de l’âme, lui traverser
rapidement le corps, et aussitôt elle sut : un crâne commençait à enfler
entre ses hanches.
    « Balivernes, décréta sa belle-sœur Aroline. Personne
n’est près de quitter cette maisonnée, pas tant que j’aurai mon mot à dire.
    — Mais je veux avoir cet enfant, protesta Roxana de sa
voix douce et traînante qui, aux oreilles nordistes d’Aroline, évoquait le son
que produirait un nuage s’il pouvait parler.
    — Et tu l’auras, ma chère, et bien d’autres après
lui. »
    Cette pensée épuisa Roxana. Même celui-ci, en voulait-elle
vraiment ? Elle sombra dans une phase de distraction aussi durable
qu’atypique. Les journées se succédaient, mais elle n’était plus à bord. Les
tâches les plus quotidiennes étaient au-dessus de ses forces. Une cuiller ou
une tasse mal disposée sur la table de la cuisine, un pan de tapisserie
ensoleillé acquéraient une fascination hypnotique. Elle pouvait se perdre
pendant des heures (sans savoir où elle allait) dans la vue qu’offrait la
fenêtre de sa chambre, les collines stériles gisant dans la lumière blême de
février, semblables à un cadavre affaissé sur le flanc. Une unique araignée
suspendue par un fil unique à une poutre écaillée de la véranda contenait toute
la tristesse du monde. Elle ne cessait d’égarer son lourd trousseau de clefs.
Dans ses conversations du soir avec Aroline, les silences s’étiraient, à en
oublier qu’elle parlait à quelqu’un. La nuit, durant ces rares répits où le
sommeil venait enfin, elle persistait à rêver qu’elle était éveillée, et au
matin elle se levait, endolorie et épuisée, et un regard sombre et hanté
flottait, envahissant, dans ses yeux marron solennels.
    Aroline fit ce qu’Aroline excellait à faire : elle
s’inquiéta. Elle laissait, en des points stratégiques de la maison, des exemplaires
du Journal de la Santé et de la Longévité ou de La Revue de l’Eau
froide ou de tout autre périodique extrémiste auquel elle était abonnée,
ouverts aux pages idoines. Perpétuelle girouette des modes, elle avait déjà
goûté le menu complet des dernières croyances, philosophies et manies en vogue,
y compris le végétarisme, l’hydrothérapie, la phrénologie, le perfectionnisme
et l’harmonialisme. Elle était de ceux qui avaient attendu blottis sur le
tertre du cimetière, témoignant par sa présence de la possibilité, sinon de
l’espoir, que les paroles du prophète ne soient pas de simples grognements
animaux mais l’authentique écho du tonnerre de l’Évangile, comme elle était
convaincue qu’il y avait des braises de la vérité révélée dans toute foi
embrassée avec ferveur. La ferveur, telle était la clef, le signe indubitable
de l’esprit qui filtrait par les fentes de ce monde enténébré.
    Roxana ignorait les magazines, quittait la pièce à la
moindre suggestion qu’elle diététise son régime alimentaire et, malgré les
adjurations d’Aroline, refusait de consulter un médecin, ne voyant aucune
raison de solliciter un avis
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