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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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dévalerais Broadway
dans les deux sens comme un écolier en goguette.
    — Voilà une vision que cette ville mérite de
contempler, convint Liberty, qui lui tendit une pièce de vingt-cinq cents en
argent dont il estimait pouvoir se passer.
    — Soyez béni, monsieur ! s’exclama Cribbs en
examinant la pièce dans sa paume comme s’il s’agissait d’un fragment de la
Vraie Croix. Que les anges vous mènent sain et sauf jusqu’au dernier bivouac.
    — J’y suis déjà », répondit Liberty, en honorant
Cribbs d’un salut impeccable.
    Le retour vers le nord (malle jusqu’à Albany, train jusqu’à
Rome, diligence Concord-Delphi) se déroula dans un brouillard revivifiant et
étrangement plaisant. Il ne parlait que quand on lui parlait. Les gens, les
villages, les paysages d’albâtre traversaient son regard sans s’y imprimer et,
lorsque enfin il descendit de l’ultime véhicule, il reconnut à peine les
contours de sa ville natale. En son absence, les boutiques, les bureaux, les
maisons, jadis familiers, absurdement épargnés par balles et obus, semblaient
avoir subi une subtile altération : les bâtiments avaient manifestement
rapetissé, les rues rétréci.
    Seul, frigorifié, les pieds si engourdis qu’il aurait pu
aussi bien claudiquer sur des prothèses de bois, sentant les premières plumes
d’un catarrhe, de la fièvre ou d’un mal pire encore lui chatouiller cruellement
le fond de la gorge, Liberty s’engagea sur la route presque infranchissable qui
menait chez lui. Empruntant soigneusement les ornières tracées par les roues de
chariots, il pénétra bientôt dans le bois enchanté où, enfant, il avait joué
avec une intensité presque démente ; à présent, les arbres aux branches
noires se dressaient, tondus, arachnéens, sur fond de ciel pâle, tel un message
indéchiffrable griffonné d’une main tremblante. La tempête s’était éloignée, et
déjà perçaient agressivement sous le doux manteau uniforme les strates
souillées d’affleurements granitiques, de branches tombées, de rochers
difformes, toute la dureté du monde réaffirmant sa présence. Liberty continua
de cheminer bravement.
    En grimpant l’allée enfouie, attiré comme par un aimant,
vers la maison de pain d’épices qui l’avait vu naître et grandir, il repéra
près de la grange une silhouette voûtée et anguleuse qui débitait du bois avec
une rage méthodique : le son mordant de la hache résonnait nettement dans
l’air raréfié comme une suite régulière de coups de carabine. Même de loin, son
père semblait assurément vieilli, nimbé d’un halo grisonnant. Lui aussi
paraissait brutalement rapetissé.
    À la vue de cet étranger dépenaillé qui avançait
laborieusement vers lui, sans être attendu ni annoncé, Thatcher s’interrompit.
Puis, jetant la hache, il se précipita, impatient d’étreindre le fils qu’il
n’avait pas vu depuis trois années interminables.
    « Tu as maigri, remarqua-t-il en examinant Liberty d’un
œil critique, à bout de bras.
    — Toi aussi.
    — Alors… » Thatcher scrutait le visage de son fils
avec une concentration si intense que Liberty dut détourner les yeux.
« Alors… répéta-t-il.
    — Je suppose que je suis un déserteur », confessa
Liberty.
    Thatcher sourit. « Je suis sûr que le grand Léviathan
bleu n’a plus besoin de ton assistance.
    — Il ne sera peut-être pas de cet avis.
    — Honnêtement, j’en doute. Cela paraît incroyable que
le jour tant attendu soit enfin arrivé, mais apparemment, c’est le cas. Il
suffit, ajouta-t-il en passant un bras ferme sur les épaules nouvellement
musclées de son fils. Nous pourrons discuter de ces questions essentielles plus
tard. Rentrons. Tu dois être épuisé au-delà de toute mesure. »
    En entendant dans le vestibule la voix élastique de son
neveu, reconnaissable entre toutes, Tante Aroline jaillit de la cuisine en
hurlant son nom encore et encore ; puis, l’agrippant par les oreilles,
elle entreprit de couvrir de baisers humides chaque centimètre carré de son
visage effarouché.
    « Aroline, je t’en prie, supplia son frère cadet,
laisse-le reprendre son souffle.
    — C’est un jour glorieux, Thatcher, l’irruption du
divin dans nos vies. Nos requêtes célestes ont été exaucées. »
    Même si elle ne pouvait s’empêcher de lui sourire béatement
comme une démente, Liberty remarqua qu’elle était devenue, ou qu’elle avait
toujours été, un étrange oiseau
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