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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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chaudière, se glissa, sans un bruit ou presque,
dans le goulet des Narrows, parmi le va-et-vient incessant des péniches, et
poursuivit sa route vers Governors Island et Battery. Une malencontreuse
collision avec une bourrasque hivernale tardive, à quatre-vingts milles des
côtes de Caroline, avait failli faire chavirer le vaisseau surchargé,
endommageant gravement la cargaison incongrue de sucre et d’allumettes, et
condamnant les soutiers à demi nus à maudire leur sort et à patauger jusqu’aux
genoux dans l’eau glacée.
    Stationnée à la proue, le visage buriné levé vers la
tempête, se tenait une figure solitaire et tragiquement peu couverte, dans une
pose résolue qui aurait pu sembler héroïque à un observateur lointain, faute de
distinguer les membres tremblants, le nez rouge enrhumé, les yeux battus et
larmoyants grouillant encore d’images accumulées que son esprit rétif refusait
toujours d’assimiler.
    La neige tombait, pour fondre en silence dans la houle
grise, et le navire avançait obstinément. En face, dans le ciel vide,
apparurent les premiers contours crayonnés d’une ville, qui se formèrent
brièvement, puis s’évanouirent, avant de se reformer, telle une silhouette
vaguement reconnaissable aperçue derrière des plis de mousseline
ondulante : l’idée d’une métropole, qui flottait lancinante, hors de
portée, au bord de l’incarnation. Liberty (car c’était lui) se détourna un
instant du blizzard pour essuyer du dos de la main les flocons accumulé sur ses
cils et ses sourcils. Trop agité pour rester douillettement au chaud, il avait
décidé de vivre ce retour imminent dans sa ville préférée de toute la plénitude
de son être intérieur, de s’exposer complètement aux pièges et chausse-trapes
que New York pouvait lui tendre dans son cœur innocent. Mais à présent que le Léopard touchait au but, que la ville se solidifiait devant lui dans son
ampleur agressive, il s’aperçut, à son immense surprise, qu’il ne ressentait
rien, absolument rien, sinon le froid mordant.
    Ce retour des Bahamas avait été particulièrement
éprouvant : il s’était trouvé confiné sur un navire boiteux, avec un
capitaine ridiculement tyrannique et un équipage au bout du rouleau ; bien
peu de matelots lui adressaient la parole, sinon pour aboyer des insultes
hautes en couleur visant sa nationalité, son patriotisme, son ascendance. Il
avait obtenu une couchette sur ce malheureux vaisseau grâce au capitaine
Wallace qui, une heure à peine après l’amarrage du Cavalier dans le port
de Nassau, avait reconnu les lignes familières d’un vapeur britannique qui se
ravitaillait en charbon ; avec une allusion mystérieuse à quelque service
inavouable rendu naguère au volcanique patron du Léopard, il avait
persuadé son vieux compagnon de laisser Liberty rentrer gratis en Amérique.
Monday avait déjà annoncé, avec une solennité peinée mais inflexible, qu’il en
avait plus qu’assez de tous les États américains, du Nord comme du Sud, de leur
fourberie, de leur impiété, de leurs querelles incessantes, et qu’il allait
tenter sa chance sur ces îles anglaises parfumées.
    Les Fripp, bien entendu, ignorèrent tous leurs semblables,
hormis le grossiste en coton et les porteurs qui se débattaient avec leurs
imposants bagages ; ils sautèrent dans une calèche qui les attendait pour
se ruer au palais du gouverneur royal, qui se trouvait être, fort
opportunément, un ancien associé en affaires ; cette façon ostentatoire et
puérile de snober leurs compagnons de voyage n’eut aucun effet sur
Liberty : pour lui, grosses légumes ou petits pois, c’était du pareil au
même.
    En débarquant sur sa terre natale, ce prodige étrange et
hivernal, il fut brutalement accosté par un indigent fougueux dont les
vêtements provenaient au moins de trois costumes différents, et qui fonça vers
lui en claudiquant sur les pavés gelés, s’aidant d’une seule béquille
rudimentaire. Il semblait s’être posté à cet endroit pour attendre
spécifiquement, et de toute éternité, l’arrivée de Liberty.
    « Allez, allez, ne me raconte pas de bobards, beugla
l’inconnu en tendant une main si crasseuse qu’elle paraissait gantée. On a
partagé une gourde à l’ombre de l’église de Piney Branch, quand on était à
Spotsylvania. Je me rappelle tes joues rouges aussi clairement que le portrait
de ma chère mère.
    — Mais je ne suis jamais allé à Spotsylvania,
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