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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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aux os graciles et à la peau parcheminée, dont
la transparence croissante laissait filtrer un rayonnement spirituel d’une
incontestable autorité.
    « Tu m’as l’air terriblement squelettique,
observa-t-elle. Mais quelle bouillie infâme t’ont-ils donc servie dans cette
maudite armée ? Je vais te dire, Liberty chéri, le semblant de potage que
j’ai préparé toute la journée restera un semblant de potage, parce que je vais
te concocter ton menu favori : du rôti, et une tarte Marlborough. Qu’en
dis-tu ?
    — C’est parfait comme la pluie sur le toit en
juillet », répliqua-t-il, citant affectueusement une expression désuète de
sa tante, dont le répertoire apparemment inépuisable avait assaisonné son
enfance, et le monde par-delà l’enfance, de richesse et de mystère.
    « Et maintenant, allez au salon, vous deux »,
ordonna-t-elle en poussant devant elle son frère et son neveu hilares, tandis
que les larmes enflaient dans ses yeux nerveux et fanés. « On vient de
faire du feu. Tu sais, Liberty, ton vieux fauteuil poilu » – allusion
à un rocking-chair tapissé de crin qu’il affectionnait enfant – « a
failli partir en pâture, à force d’attendre un cavalier fringant comme
toi. » Sa voix était à bout de souffle et elle s’éclipsa brusquement, sans
doute pour aspirer une bonne infusion d’air dans une pièce inoccupée.
    « Telle qu’en elle-même, remarqua Liberty, attendri.
    — Quand tu te seras réhabitué, commenta Thatcher, tu
constateras, je le crains, que ses… dérapages sont de plus en plus
fréquents. »
    Le fauteuil légendaire se révéla trop grinçant et instable
pour les nerfs adultes de Liberty, et père et fils s’installèrent
confortablement dans des fauteuils Windsor assortis, devant le feu crépitant.
Au-dessus de la cheminée, l’antique horloge familiale continuait, comme elle
l’avait toujours fait, à sectionner les minutes avec une précision fiable et
audible.
    « Je suis allé à Redemption Hall, révéla Liberty d’un
ton neutre.
    — Je m’en doutais, répondit son père. La nuit où tu
t’es enfui avec le fils Fowler, j’ai fait un cauchemar qui allait me hanter
bien des nuits. Je te voyais marcher d’un pas vif, presque sautillant, comme
pour une promenade de santé : non seulement tu étais indifférent aux
hordes de reptiles qui t’environnaient, attendant leur heure, mais tu
t’ébattais sans peur parmi ces créatures venimeuses. Je t’ai vu chevaucher un
alligator au sourire grimaçant, et conduire toute une flottille de ces
amphibiens dentus vers un dénouement incertain. Et quand j’ai remarqué,
tardivement, que tu souriais aussi, cela m’a beaucoup troublé. Tu étais
l’autocrate des alligators.
    — Eh bien, tu as toujours affirmé que j’avais une
fascination malsaine, et franchement indigne d’un Fish, pour toutes choses
monarchiques et ecclésiastiques.
    — Je savais que cette maudite guerre trouverait le
moyen, si retors et labyrinthique fût-il, de te déposer en ce lieu maléfique.
    — Il fallait que j’y aille.
    — Je sais. »
    Liberty offrit alors, du ton le plus modéré et le plus
objectif possible, le récit complet et sordide de ce qu’il avait découvert en
Caroline, des événements mélodramatiques survenus à bord du Cavalier, du
destin ultime de Grand-père Maury. À mesure qu’il parlait, Thatcher semblait
s’affaisser dans son siège. « C’est encore pire que tout ce que je pouvais
imaginer, murmura-t-il.
    — Sa tête est remontée une fois à la surface avant le
plongeon final : je suppose que sa volonté arrogante l’a maintenu à flot,
le temps qu’il me décoche un dernier trait de malveillance en plein cœur.
    — Un telle haine constitue une force presque
insatiable.
    — Il a fallu un océan pour l’étancher. »
    Thatcher soupira. La pendule tictaquait aigrement.
« Allons rendre visite à ta mère. »
    Elle avait été enterrée dans le jardin d’agrément dont elle
prenait si grand soin, sous un tapis de couleurs, expliqua Thatcher, presque
insoutenable en été ; à présent, le seul vestige d’une vie naguère
florissante résidait dans les herbes brunes et cassantes qui perçaient le
lugubre monochrome de l’hiver comme une volée de flèches abattues. Un sentier
souvent fréquenté s’était ouvert dans la neige entre maison et tombe. Sur la
pierre toute simple, surmontée d’une épaisse croûte blanche, on
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