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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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protesta
Liberty avec la prudence timide qu’on réserve aux aliénés, aux voyous et autres
libres-penseurs.
    — Bien sûr que si, insista l’inconnu. Enfin, c’est avec
toi et Bobby Stones l’Indien qu’on a porté l’Oncle John en personne jusque dans
l’ambulance ! J’oublierai jamais ce petit sourire collé à ses lèvres, et
le trou noir bien net sous son œil gauche.
    — Je n’ai jamais vu de ma vie le général Sedgwick,
vivant ou mort. Ni d’ailleurs, comme je l’ai déjà indiqué, la moindre pierre du
tribunal de Spotsylvania, ni ses environs.
    — Je vendrais ma petite sœur bien-aimée pour parader
dans le monde sur une paire de guibolles comme les tiennes, poursuivit
distraitement l’inconnu, qui admirait ouvertement la longueur et la solidité
des jeunes membres de Liberty. La mienne, elle est même pas bonne à corriger un
chien. Tiens, prends ma béquille une minute. » Il crispa le poing en une
pépite bien dure et se mit à cogner, avec une violence théâtrale, sur le jarret
maigre de sa jambe droite, qui flottait inutilement. « Cette bidoche est
aussi morte qu’une souche d’arbre à partir de la hanche. » Il regarda Liberty
dans les yeux et marmonna d’une voix atone : « Ça, je l’ai gagné à
Spooner’s Mill. » Il s’interrompit. « T’en as entendu
parler ? »
    Liberty admit que non.
    « Eh non ! Comme tout le monde. Et ça sera
toujours comme ça. Mais moi, je risque pas d’oublier. Je peux te le garantir.
Et toi, alors ? On dirait que t’as réussi à traverser tout ce bazar sans
une égratignure. »
    La neige tombait entre eux comme un rideau minable en voie
d’effritement.
    « J’ai eu de la chance », concéda Liberty, qui tenta
de masquer sa gêne sous un pâle sourire.
    « Oh non, c’est pas de la chance. C’était écrit dans le
livre bien avant que tu sois né, ou que quiconque soit né. C’est comme ça que
tu étais écrit depuis le début, c’est le personnage qu’on t’a dicté d’incarner
au fil des jours tant que tourneront les pages.
    — Apparemment, il y a un métaphysicien qui sommeille en
vous.
    — Et qu’est-ce que je pourrais faire de mes heures
inutiles, à part torturer cette vieille tête cabossée ? demanda-t-il avec
une moue soudaine.
    — Peut-être que dans la prochaine histoire vous aurez
un meilleur rôle, suggéra délicatement Liberty.
    — Calembredaines ! J’en ai marre des histoires.
J’espère finir dans un endroit où il n’y aura plus d’histoires parce qu’il n’y
aura plus de conflits humains.
    — Je crois avoir moi-même rêvé d’un tel endroit.
    — Il ne se trouve pas dans le livre.
    — Comme tous les bons endroits.
    — Oui », répondit l’inconnu. Puis, brusquement
distrait, il regarda anxieusement autour de lui comme s’il avait momentanément
oublié où il se trouvait. « Écoute, mon gars, reprit-il fiévreusement, je
m’excuse de te harceler comme ça, mais si par hasard tu avais, planqué sur toi,
un peu de surnuméraire, et que tu sois prêt à faire une modeste donation au
pauvre Chester Cribbs pour qu’il se paye une jambe flambant neuve, je te
rendrais grâces éternellement – et le Seigneur aussi.
    — Allons, répondez-moi franchement, monsieur Cribbs,
est-ce que j’ai l’air d’un individu susceptible de posséder ne serait qu’une
piécette en trop ?
    — Non, répliqua-t-il aussitôt, franchement non, mais
j’ai constaté d’expérience, en observant le trafic interlope sur ces docks,
qu’on ne peut jamais savoir qui a ou non en poche de quoi jongler. D’ailleurs,
ça coûte rien de demander, pas vrai ? Je ne sais pas où un pauvre vétéran
diminué comme moi trouvera jamais tous les cinq et les dix nécessaires pour
ressusciter ma jambe.
    — Qu’est-ce que vous vous proposez de
faire ? » demanda Liberty, calculant mentalement la somme maximale
qu’il pourrait soustraire du modeste pactole que le capitaine Wallace lui avait
généreusement prodigué pour son long voyage de retour.
    « Eh bien, j’ai entendu parler d’un type, vers
Philadelphie, un professeur de je ne sais quoi, un ancien fabricant de poupées,
qui s’occupe maintenant de réparer les corps cassés. On dit qu’il a inventé un
système, un genre d’attelle en fil de fer qu’on met autour du genou, on y fixe
un truc comme un moteur, et on peut lever et baisser la jambe, ça coulisse
mieux qu’une pompe de puits. Si j’en avais une comme ça, je
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