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La nuit de l'ile d'Aix

La nuit de l'ile d'Aix

Titel: La nuit de l'ile d'Aix
Autoren: Gilbert Prouteau
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visqueux aux tresses des vergnes. On n’entendait plus la rumeur de la Sambre, recouverte par un autre courant qui roulait ses crues depuis Genappe et Quatre-Bras, un torrent qui chevauchait les pistes pierreuses semées de morts et d’écaillés, et qui poussait sa rumeur confuse et son piétinement innombrable de harde aux abois, mêlés aux cahots des fourgons et au fracas roulant des caissons.
    Les deux cavaliers s’étaient arrêtés à la lisière du bois, dans une clairière où coulait un lait de lune verte, striée par les flèches obliques des peupliers qui projetaient sur l’herbe rase deux fuseaux d’ombre molle. Un cadran lunaire.
    —  Sire, dit Gourgaud, vous ne tenez plus en selle. Il faut s’arrêter, respirer, marcher... Et il aida Napoléon à quitter ses étriers.
    Derrière eux arrivaient Flahaut, Drouot, Bertrand, La Bédoyère. L’Empereur fit quelques pas titubants le long des haies et poussa sa marche de somnambule jusqu’au confluent de la route. Une file de hussards s’étirait derrière une voiture débâchée où s’entassaient les blessés.
    Napoléon s’était hissé le long du fossé et il avait levé le bras.
    —  Arrêtez, je suis votre Empereur. Soldats, écoutez-moi...
    Son appel se perdit entre le grincement des essieux et le hennissement des chevaux... Une lourde fourragère arrivait au grand trot, il n’eut que le temps de se retirer. Flahaut l’entraînait vers le layon où les jointures du temps craquaient aux épaules des fayards.
    Une aube poreuse hésitait entre les nuages, une aube mystérieuse et végétale, irréelle comme un matin du monde d’avant la chair. Une odeur de mousse, de résine et de bois brûlé montait des bocages.
    —  Vous sentez, dit Napoléon, on dirait...
    —  Sire, dit Bertrand, regardez...
    Au bout du pré les mufles cotonneux du brouillard soufflaient une haleine de fumée.
    —  Il y a un feu, dit Gourgaud, allons voir.
    Ils avancèrent, et Bertrand demeurait attentif à soutenir la marche de l’Empereur. Une marche flageolante sur le pacage aux entrailles de tourbe où leurs bottes clapotaient entre des mottes spongieuses.
    Ils étaient une dizaine de lanciers accroupis autour du brasier, et ils surveillaient le grésillement des quartiers de sanglier jetés sur les tisons à même la braise. Des relents de poil roussi se mêlaient à l’odeur sucrée des fenaisons et aux parfums tenaces des fleurs nocturnes, celles qui se refusent au soleil.
    Ils dévoraient, silencieux et voraces, mordant à pleines dents la chair sanglante qu’ils découpaient à coups de sabre. Trois d’entre eux étaient blessés à la tête et le sang suintait des charpies entourant leur front. Ils se chauffaient, paumes tendues à la flamme, comme si la grande peur continuait de verser le froid mortel qui gelait leurs veines depuis la veille.
    Un capitaine, à califourchon sur un éperon rocheux, s’arrêta de mastiquer et tendit l’oreille   :
    —  Écoutez..., on vient.
    Les hommes saisirent les mousquets et les braquèrent vers l’ombre gluante d’où émergeait un fantôme sécrété par la brume. La courte silhouette blanche et grise, le chapeau noir, la redingote...
    L’Empereur.
    Ils abaissèrent les canons et présentèrent les armes. D’autres ombres se profilaient dans le sillage de Napoléon – bicornes, épaulettes et brandebourgs. Le capitaine se releva et la bouche encore pleine murmura   :
    —  Si Votre Majesté veut s’asseoir.
    Napoléon se laissa tomber sur le rocher. Un lancier {2} découpait une tranche sur les tisons et la lui tendait au bout de son sabre, encore mêlée de cendre et de sang. L’Empereur engloutit le rôti sauvage et but à la régalade. Puis il se mit à marcher à petits pas autour du feu, les bras croisés et la tête dans les épaules. Les généraux le contemplaient, muets. Les lanciers avaient interrompu leur festin de braconniers, ils regardaient ahuris, les yeux ronds, leur dieu transi qui tendait lui aussi vers les flammes ses mains courtes et grasses.
    Le petit jour ourlait des blancheurs confuses entre les haies – aubépines ou sureaux – et libérait les premiers chants d’oiseaux dans les taillis. Napoléon marchait vers la route suivi des généraux qui trébuchaient dans les bourbiers. Sur l’herbe piétinée, entre les gouttes de rosée, un aiguail de sang trahissait la marche des blessés.
    Dans la nuit finissante montaient les échos d’une lointaine fanfare. Les hommes
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