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La gigue du pendu

La gigue du pendu

Titel: La gigue du pendu
Autoren: Ann Featherstone
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s’élevaient au-dessus de l’immense caverne, or à présent, comme un sourire de briseur de grève, il n’y a plus que des trous irréguliers et des piles de débris fumants. Une nouvelle perspective s’ouvre, panorama montrant l’arrière des bâtiments d’en face : des fenêtres sales aux carreaux manquants, des portes qui n’ont jamais vu la couleur d’un chiffon ni su ce qu’était un coup de peinture sont à présent exposées à la vue de tous. Plus loin s’élève le clocher d’une église à la place d’une girouette, et tout semble plus large, plus grand. À mes pieds, entre les flaques boueuses et les tas de terre, des pièces et des tessons de poterie ancienne que tout le monde peut ramasser ; un jour, j’ai même repris mon vieux passe-temps, la chasse aux trésors, tandis que mes deux compagnons folâtraient, la truffe au ras du sol.
    Mais c’était un matin bruineux, pas un temps à farfouiller. Un petit vent aigre entrelardé de pluie nous poussait dans le dos, puis il s’est mis à nous souffler en pleine figure, comme une mégère en colère. Après avoir tourné au coin de Hob Lane, poursuivant notre chemin dans la tourmente, le toit de l’Aquarium dans notre ligne de mire, Brutus et Néron m’ont lancé un regard interrogateur. De l’autre côté de l’immense excavation, une rangée de vieilles maisons bien ordonnées, abritant une famille par étage (ainsi qu’à la cave et au grenier), penchaient vers le sud, comme des cartes à jouer ; peut-être au soir verrait-on leurs fenêtres murées, ou se seraient-elles écroulées en un monceau de gravats. Car en ces temps de progrès, nombreux sont les bâtiments qui s’effondrent tout seuls, tombent en tas de briques, sombrent dans les trous profonds qui se creusent soudain au-dessous, tuant leurs occupants, et parfois même d’innocents passants. Au moins ces maisons-là, bien qu’il leur manque des tuiles et que des rideaux en lambeaux volent par les fenêtres sans carreaux, étaient-elles soutenues par des poutres arc-boutées comme des os déboîtés, ancrés dans la boue.
    Sur la palissade de vieilles planches (pour éviter, j’imagine, que les maisons ne dégringolent dans le trou), les colleurs d’affiches n’avaient pas chômé. Un défilé de placards colorés, annonçant des ventes, des ascensions en ballon, des spectacles de cirque ou de théâtre et vantant même l’Aquarium, se déployait en ordre rapproché, en grandes lettres noires sur fond jaune, rouge ou bleu. C’était étrange de les voir ainsi, éclatants, flottant au vent de l’autre côté du gouffre sombre et terrible apparaissant dans la fange et la gadoue. Devant nous plongeait la crevasse obscure, avec en contrebas l’ombre lugubre des voies de chemin de fer et du tunnel en construction, une parmi les nombreuses galeries qui se foraient sous la ville. Pour moi, c’est un cauchemar. Néanmoins, cela me fascine. Je me sentais attiré vers le bord, je voulais regarder au fond, pour respirer cette odeur fétide de vieille terre et de pourriture, comme si une force invisible m’attirait, à laquelle je ne pouvais résister, et c’est seulement les cris des travailleurs qui m’ont fait recouvrer mes esprits.
    Et quels travailleurs ! Car cette rude besogne amène une espèce particulière de « forçats » (c’est le terme populaire) qui ne ressemble à aucune autre : accoutumés à l’obscurité, à un dur labeur, ils sont en permanence couverts de glaise et de gravats. Un journaliste prétend que ces travaux de terrassement ferroviaires ont produit « une nouvelle espèce d’hommes », les « troglodytes » comme il les appelle, et un artiste de la revue Punch , de Mr Lemon, en a fait un dessin comique, où il les représente avec une pelle et une pioche à la place des bras. Ainsi, malgré mon horreur, j’étais fasciné, et je suis resté à les regarder creuser, éreinter la terre, faire descendre du bois d’étançon et des briques au moyen de cordes et de poulies, tirer des charrettes de terre et de déchets, en jurant et rugissant comme des sauvages. Dans ces lieux immondes où la crasse et la puanteur du sol remplacent le bon air de Dieu, les hommes, selon moi, deviennent pareils à des bêtes, réduits à leur nature primaire.
    Même à la surface, impossible de leur échapper. Ces forçats, qui n’ont pas les moyens de se loger, se contentent d’occuper une maison vide ou s’installent dans des camps de fortune,
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