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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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avec Véra, Claire et Lucienne ? Je n’en ai rien retenu… Où était mon père ? Il n’aimait guère ce genre de sorties, rarissimes d’ailleurs, le dimanche. Il a dû rester à lire dans son fauteuil…  
    — Je me demande même si Véra l’avait mis au courant du projet… si elle lui a raconté quoi que ce soit après… Et toi, lui en as-tu parlé ? Je ne le crois pas…  
    —  En tout cas, ce dimanche-là… et cela ne s’est jamais effacé, c’est d’une parfaite clarté… lorsque dans l’après-midi j’ai couru à l’« Hôtel Idéal » et que j’ai demandé en bas si Madame Boretzki était là, il m’a été répondu : « Non, Madame Boretzki est sortie. – Et quand va-t-elle rentrer ? – Elle n’a rien dit. »
    Et le lendemain matin, quand je suis arrivée dans la chambre de maman, elle m’a annoncé qu’elle allait partir, rentrer en Russie le soir même, elle avait déjà retenu sa place dans le train… Mais en dehors de cela, tous les mots qu’elle a prononcés, les sentiments qu’elle a exprimés, ceux que j’ai éprouvés, tout a entièrement sombré depuis longtemps… Je ne peux qu’imaginer, l’ayant mieux connue depuis, sa froideur calme, cette impression qu’elle donnait d’invincibilité, comme si elle avait elle-même reçu une impulsion à laquelle il lui était impossible de résister… c’est ce que mon père, au moment où elle le quittait, a dû ressentir… je l’ai compris beaucoup plus tard, grâce à quelques mots qu’il m’en a dit en parlant non pas d’elle, mais de « ces êtres qui »… il n’y avait aucun moyen de l’atteindre… je la sentais déjà là-bas, très loin de moi. Il n’est pas vraisemblable que j’aie même essayé de la retenir.
    Je devais être médusée par l’étonnement. Écrasée sous le poids de ma faute, assez lourde pour avoir pu amener une pareille réaction. Et peut-être ai-je aussi eu quelques soubresauts de révolte, de colère… Je n’en sais rien.
    Ce qui seul se dégage de l’oubli et ressort c’est, peu de temps avant que nous nous quittions, ceci : elle est assise à côté de moi, à ma gauche, sur le banc d’un jardin ou d’un square, il y a des arbres autour… je regarde dans la lumière du soleil couchant son joli profil doré et rose et elle regarde devant elle de son regard dirigé au loin… et puis elle se tourne vers moi et elle me dit : « C’est étrange, il y a des mots qui sont aussi beaux dans les deux langues… écoute comme il est beau en russe, le mot   gniev », et comme en français courroux est beau… c’est difficile de dire lequel a plus de force, plus de noblesse… elle répète avec une sorte de bonheur  Gniev  … Courroux  … elle écoute, elle hoche la tête… Dieu que c’est beau… et je réponds Oui. »  
     
    Tout de suite après le départ de maman nous sommes allés habiter comme chaque été une villa à Meudon… J’avais probablement un air accablé, morne et triste que Véra et mon père devaient trouver ridicule, exaspérant… et qui a dû un beau jour, peu de temps après le départ de maman, inciter mon père à venir vers moi, brandissant une lettre… « Tiens, voilà ce que ta mère m’écrit, regarde… » et je vois tracé de la grosse écriture de maman : « Je vous félicite, vous avez réussi à faire de Natacha un monstre d’égoïsme. Je vous la laisse… » mon père m’arrache la lettre des mains avant que j’aie fini de la lire, il la froisse, il l’écrase dans son poing, il la jette loin de lui, il émet une sorte de craquement qui montre qu’il est sur le point d’éclater d’indignation, de fureur… Haa…  

 
    Trois ans après, en juillet 1914, ma mère est revenue. Cette fois j’habitais avec elle à Saint-Georges-de-Didonne, dans une jolie maison où nous occupions deux chambres et une cuisine donnant sur un grand verger.
    Jamais je n’avais vu quelqu’un d’aussi épanoui, d’aussi gai qu’elle, admirant sans cesse autour de nous les pins, la mer, les prairies, les arbres, les fleurs… qu’elle n’aimait pas couper, elle préférait les regarder… toujours prête à s’amuser de n’importe quoi, prompte comme moi aux fous rires…
    « Ma maison n’est pas une souricière ! »… cette phrase que maman répétait nous faisait rire aux larmes… Nous avions entendu un acteur la prononcer avec une énorme emphase dans un mélodrame joué par un théâtre ambulant… « Ma
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