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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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bien l’apprendre ?
    — Oui, je me le demande... Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis... « Ich werde es zerreissen »... « Je vais le déchirer »... le mot « zerreissen » rend un son sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire... je vais déchirer, saccager, détruire... ce sera une atteinte... un attentat... criminel... mais pas sanctionné comme il pourrait l’être, je sais qu’il n’y aura aucune punition... peut-être un blâme léger, un air mécontent, un peu inquiet de mon père... Qu’est-ce que tu as fait, Tachok, qu’est-ce qui t’a pris? et l’indignation de la jeune femme... mais une crainte me retient encore, plus forte que celle d’improbables, d’impensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant... l’irréversible... l’impossible... ce qu’on ne fait jamais, ce qu’on ne peut pas faire, personne ne se le permet...
    « Ich werde es zerreissen. » « Je vais le déchirer »… je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide…  
    « Je vais le déchirer »… il faut que je vous prévienne pour vous laisser le temps de m’en empêcher, de me retenir… « Je vais déchirer ça »… je vais le lui dire très fort… peut-être va-t-elle hausser les épaules, baisser la tête, abaisser sur son ouvrage un regard attentif… Qui prend au sérieux ces agaceries, ces taquineries d’enfant ?… et mes paroles vont voleter, se dissoudre, mon bras amolli va retomber, je reposerai les ciseaux à leur place, dans la corbeille…
    Mais elle redresse la tête, elle me regarde tout droit et elle me dit en appuyant très fort sur chaque syllabe : « Nein, das tust du nicht »… « Non, tu ne feras pas ça »… exerçant une douce et ferme et insistante et inexorable pression, celle que j’ai perçue plus tard dans les paroles, le ton des hypnotiseurs, des dresseurs…
    « Non, tu ne feras pas ça… » dans ces mots un flot épais, lourd coule, ce qu’il charrie s’enfonce en moi pour écraser ce qui en moi remue, veut se  dresser… et sous cette pression ça se redresse, se dresse plus fort, plus haut, ça pousse, projette violemment hors de moi les mots… « Si, je le ferai. »  
    « Non, tu ne feras pas ça… » les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats… « Si, je le ferai »… Voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier de haut en bas et je regarde ce qui en sort… quelque chose de mou, de grisâtre s’échappe par la fente…  

 
    Dans cet hôtel… ou dans un autre hôtel suisse du même genre où mon père passe de nouveau avec moi ses vacances, je suis attablée dans une salle éclairée par de larges baies vitrées derrière lesquelles on voit des pelouses, des arbres… C’est la salle à manger des enfants où ils prennent leurs repas, sous la surveillance de leurs bonnes, de leurs gouvernantes.
    Ils sont groupés aussi loin que possible de moi, à l’autre bout de la longue table… les visages de certains d’entre eux sont grotesquement déformés par une joue énorme, enflée… j’entends des pouffements de rire, je vois les regards amusés qu’ils me jettent à la dérobée, je perçois mal, mais je devine ce que leur chuchotent les adultes : « Allons, avale, arrête ce jeu idiot, ne regarde pas cet enfant, tu ne dois pas l’imiter, c’est un enfant insupportable, c’est un enfant fou, un enfant maniaque… »
    —  Tu connaissais déjà ces mots…  
    — Ah ça oui… je les avais assez entendus… Mais aucun de ces mots vaguement terrifiants, dégradants, aucun effort de persuasion, aucune supplication ne pouvait m’inciter à ouvrir la bouche pour permettre qu’y soit déposé le morceau de nourriture impatiemment agité au bout d’une fourchette, là, tout près de mes lèvres serrées… Quand je les desserre enfin pour laisser entrer ce morceau, je le pousse aussitôt dans ma joue déjà emplie, enflée, tendue… un garde-manger où il devra attendre que vienne son tour de passer entre mes dents pour y être mastiqué jusqu’à ce qu’il devienne aussi liquide qu’une soupe…
    « Aussi liquide qu’une soupe » étaient les mots prononcés par un docteur de Paris, le docteur
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