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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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l’entrée… de là nous pouvions mieux entendre les bruits dans l’escalier, la porte cochère qui se referme, les pas qui montent… ils s’arrêtent sur le palier… la clef tâtonne dans la serrure, elle va tourner… Il faut que je m’arrache à la joie d’écouter, de m’efforcer de parler moi-même cette langue, de découvrir à travers ces nostalgiques et tendres récits, comme à travers les délicieux nursery rhymes et les petits livres pour enfants destinés à Lili, un pays où tout me charme, éveille en moi aussi une tendresse, une nostalgie… mais il n’y a plus un instant à perdre, je me sauve, je referme doucement ma porte…
    —  Tu te souviens de Miss Philips, rencontrée bien plus tard…  
    — Ce devait être une vingtaine d’années après son départ… Je l’ai revue au Bois, en uniforme bleu marine de nurse, poussant un landau d’enfant… Je l’ai tout de suite reconnue et elle a paru agréablement surprise de voir que j’avais réussi à survivre… Elle m’a dit : « I still see your step-mother in my nightmares », et nous nous sommes quittées en riant.  

 
    On a mis dans ma chambre une vieille commode achetée chez un brocanteur, elle est en bois sombre, avec une épaisse plaque de marbre noir, des tiroirs ouverts se dégage une forte odeur de renfermé, de moisi, ils contiennent plusieurs énormes volumes reliés en carton recouvert d’un papier noir à veinules jaunâtres… le marchand a oublié ou peut-être négligé de les retirer… c’est un roman de Ponson du Terrail, Rocambole .  
    Tous les sarcasmes de mon père… « C’est de la camelote, ce n’est pas un écrivain, il a écrit… je n’en ai, quant à moi, jamais lu une ligne… mais il paraît qu’il a écrit des phrases grotesques… « Elle avait les mains froides comme celles d’un serpent… » c’est un farceur, il se moquait de ses personnages, il les confondait, les oubliait, il était obligé pour se les rappeler de les représenter par des poupées qu’il enfermait dans ses placards, il les en sortait à tort et à travers, celui qu’il avait fait mourir, quelques chapitres plus loin revient bien vivant… tu ne vas tout de même pas perdre ton temps… » Rien n’y fait… dès que j’ai un moment libre je me dépêche de retrouver ces grandes pages gondolées, comme encore un peu humides, parsemées de taches verdâtres, d’où émane quelque chose d’intime, de secret… une douceur qui ressemble un peu à celle qui plus tard m’enveloppait dans une maison de province, vétuste, mal aérée, où il y avait partout des petits escaliers, des portes dérobées, des passages, des recoins sombres…
    Voici enfin le moment attendu où je peux étaler le volume sur mon lit, l’ouvrir à l’endroit où j’ai été forcée d’abandonner… je m’y jette, je tombe… impossible de me laisser arrêter, retenir par les mots, par leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases, un courant invisible m’entraîne avec ceux à qui de tout mon être imparfait mais avide de perfection je suis attachée, à eux qui sont la bonté, la beauté, la grâce, la noblesse, la pureté, le courage mêmes… je dois avec eux affronter des désastres, courir d’atroces dangers, lutter au bord de précipices, recevoir dans le dos des coups de poignard, être séquestrée, maltraitée par d’affreuses mégères, menacée d’être perdue à jamais… et chaque fois, quand nous sommes tout au bout de ce que je peux endurer, quand il n’y a plus le moindre espoir, plus la plus légère possibilité, la plus fragile vraisemblance… cela nous arrive… un courage insensé, la noblesse, l’intelligence parviennent juste à temps à nous sauver…
    C’est un moment de bonheur intense… toujours très bref… bientôt les transes, les affres me reprennent… évidemment les plus valeureux, les plus beaux, les plus purs ont jusqu’ici eu la vie sauve… jusqu’à présent… mais comment ne pas craindre que cette fois… il est arrivé à des êtres à peine moins parfaits… si, tout de même, ils l’étaient moins, et ils étaient moins séduisants, j’y étais moins attachée, mais j’espérais que pour eux aussi, ils le méritaient, se produirait au dernier moment… eh bien non, ils étaient, et avec eux une part arrachée à moi-même, précipités du haut des falaises, broyés, noyés, mortellement blessés… car le Mal est là, partout, toujours prêt à frapper… Il
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