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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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longtemps, un si immense espace de temps s’est écoulé entre l’âge de six ans et celui de onze ans… Maintenant « Madame Boretzki » et d’ailleurs chaque mot que je dis rendent un son irréel, étrange… ils contrastent avec les mots qu’en réponse la dame prononce comme des mots tout à fait normaux, banals, d’un ton indifférent, un peu distrait : « Madame Boretzki est là », et elle m’indique le numéro de sa chambre…
    Je frappe à la porte, j’entends « Entrez ! » et d’un seul coup, rien ne m’est plus familier que cette voix… grave, à peine un peu rauque, et aussi cette prononciation où seulement le « r » roulé et une certaine intonation révèlent l’accent russe.  
    Il me semble que je ne l’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée par hasard… elle a un peu grossi, mais c’est surtout sa nouvelle coiffure, ces deux rouleaux lisses et foncés de chaque côté du front, comme ceux que porte Véra… ils ne lui vont pas, ils donnent à son visage qui ne ressemblait à aucun autre, quelque chose de banal, d’un peu dur… Mais aussitôt que mes lèvres touchent sa peau… je ne connais pas d’autre peau semblable, plus soyeuse et plus douce que tout ce qui est soyeux et doux au monde, et son léger, délicieux parfum… j’ai envie de nouveau d’étendre la main et de caresser ses cheveux, mais je n’ose pas, je crains d’abîmer sa coiffure… ses jolis yeux mordorés, inégaux, un sourcil plus relevé que l’autre m’inspectent, il me semble qu’elle est déçue, je ne suis pas jolie « à croquer », comme on me disait souvent que je l’étais, elle le disait aussi, et personne ne le dit plus… elle hoche la tête d’un air désapprobateur… « Comme tu as mauvaise mine, tu es si pâle… C’est ce système inhumain… des classes jusqu’à la fin de juillet… Et on bourre la tête des enfants, on en fait des petits vieux… » Je me souviens que maman n’attache pas grande importance au travail scolaire… elle le dédaigne plutôt un peu…  
    — Elle t’avait souvent dit qu’elle-même avait été une mauvaise élève, toujours en train de rêver… elle semblait s’en flatter… Elle t’avait raconté comme elle avait été renvoyée du lycée pour avoir gardé chez elle des tracts… mais pas par conviction révolutionnaire, une autre élève le lui avait demandé ! elle ne s’était pas rendu compte du danger… et je crois qu’elle était persuadée qu’elle avait mieux faire… Depuis son renvoi du lycée, tout ce qu’elle savait, elle l’avait appris en lisant…  
    — Même si tous ces détails ne me reviennent pas à l’esprit tandis qu’elle me regarde et me dit combien elle trouve malsain le système scolaire d’ici, je ne lui raconte rien sur mon école, rien sur mes efforts, sur mes succès…  
    Elle est à demi étendue sur son lit et moi je suis assise sur une chaise devant elle, il fait extrêmement chaud, elle a baissé sa robe de chambre sur ses épaules, un peu trop, elle s’est trop dénudée, et cela me choque un peu, et puis je me rappelle que ce sont des choses qui là-bas, en Russie, ne choquent pas comme ici… je nous revois toutes deux nues, parmi d’autres corps nus de femmes et d’enfants se mouvant dans une épaisse vapeur chaude, autrefois à Pétersbourg, quand j’étais avec elle à la « bania ».
    Nous restons là l’une en face de l’autre, nous nous regardons, je ne sais pas quoi dire et je vois que maman ne sait pas très bien quoi dire non plus…
    —  Et pourtant il fallait se parler… Que pouvait-on faire d’autre, quel autre moyen y avait-il de se retrouver ?  
    — Maman me dit : Kolia t’embrasse très fort, il était désolé de ne pas pouvoir partir, il termine un nouveau livre… Et puis elle se tait, je sens qu’elle cherche… « Tu te souviens des enfants avec qui tu jouais quand nous étions à Razliv ? Leur datcha était à côté de la nôtre… – Oui. J’ai conservé le petit flacon avec une petite chaîne dorée que tu m’avais donné pour mes sept ans… – Eh bien, figure-toi, j’ai rencontré leur mère, l’aîné des garçons, celui qui avait neuf ans, est malade, il a une tuberculose des os, il doit rester couché… Mais sa petite sœur, elle avait le même âge que toi, tu te souviens de Valia ? elle va très bien, il paraît qu’elle est toujours le même boute-en-train… L’été dernier nous sommes allés sur la
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