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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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m’enduit la tête en écartant les cheveux raie par raie, elle les imbibe entièrement, les relève et les enserre étroitement dans une serviette.
    Rien n’a percé de l’explication qu’il y a probablement eue après entre mon père et Véra.
    Moi je comprenais mal l’excitation et les ricanements des deux élèves, l’air grave, préoccupé, gêné, de Madame Bernard, sa tendre et délicate compassion… et l’émotion, les protestations d’Adèle, les accusations furieuses de Véra… j’avais l’impression d’être toujours plutôt propre, et ces poux dans ma tête ne me paraissaient pas bien différents des microbes qu’on attrape, on n’y peut rien, par contagion, comme j’avais attrapé la rougeole…
    Je ne sais pas combien de fois je suis allée chez Madame Bernard, si j’y suis allée souvent… tout se fond dans quelques images… les reflets de la toile cirée d’un vert jaunâtre qui recouvre la grande table carrée de la salle à manger éclairée par une suspension en opaline blanche… le visage de Madame Bernard est une tache rose sous l’épaisse couche argentée de ses cheveux… son corps arrondi, plutôt court, ses gestes vifs et précis quand elle nous distribue, à ses enfants et à moi, des barres de chocolat, des tartines beurrées… les cahiers ouverts devant nous, nos mains… mais je ne nous vois pas, je ne vois que des bras, des mains qui se tendent et trempent les plumes dans le lourd encrier de verre placé au milieu de la table… Elle, assise un peu à l’écart dans un fauteuil, tricote en silence… et de sa pose, des mouvements de ses doigts, du cliquetis léger de ses aiguilles, de son regard qui parfois, lorsque je lève la tête, se pose sur moi avec toujours cette attention discrète et… tendre ?… non, tout de même pas, et j’aime mieux qu’il en soit ainsi, c’est plus paisible, plus rassurant que ne soient pas franchies les frontières… assez éloignées, mais pas trop, elles sont à la bonne, à la juste distance… les bornes de la simple bienveillance.  
    — Je pense que c’est avant le séjour de grand-mère que cela devait se situer…  
    — Ou est-ce après ?  
    — Non, avant… il me semble que grand-mère est venue quand tu allais entrer dans la classe du certificat d’études…  
    —  Dans cette classe, la maîtresse était Mademoiselle de T… impossible de retrouver son nom, il me semble qu’il était court et se terminait par un « y » ou par un « é ». Sa fille adoptive plus jeune que moi portait, ça je m’en souviens, le prénom de Clotilde.
    Madame Bernard a dû me « passer » à Mademoiselle de T… car dès les premiers jours j’ai senti chez elle de l’attention, comme de la sympathie… et après au cours de l’année elle me demandait parfois en sortant de l’école de la raccompagner jusque chez elle, ce n’était pas bien loin, quelque part du même côté de la rue d’Alésia, je n’aurais au retour aucune rue dangereuse à traverser.
    Elle non plus ne posait aucune question d’ordre privé, nous nous taisions ou bien nous parlions de ce qu’on étudiait en classe ou des livres que je lisais à la maison… je les prenais comme elle à la bibliothèque de l’école communale des garçons… Nous marchons le long de la rue d’Alésia en direction du parc Montsouris, elle tient Clotilde par la main… de temps en temps elle s’arrête, elle penche légèrement vers moi son long buste maigre, son visage très mince aux joues plates, elle rejette, elle le fait souvent, une mèche de ses cheveux châtains qui retombe sur son front, sur ses yeux vifs…
    En classe, elle articulait chaque mot avec une extrême netteté, ses explications étaient lentes, patientes, presque trop répétées… Avec elle j’avais encore plus qu’avec Madame Bernard l’impression d’explorer… on peut y arriver, il suffit de s’efforcer… un monde aux confins tracés avec une grande précision, un monde solide, partout visible… juste à ma mesure.

 
    C’est déjà avec Madame Bernard que ma gorge se serrait, les larmes me montaient aux yeux comme à elle, quand elle nous parlait de la guerre de 70, du siège de Paris, de la perte de l’Alsace-Lorraine. La Marseillaise que nous chantions en chœur me soulevait, me faisait vibrer, je sentais passer dans ses accents la rage d’une insupportable défaite, le désir de la revanche, l’élan guerrier…
    Avec Mademoiselle de T. cette admiration pour
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