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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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est aussi fort que le Bien, il est à tout moment sur le point de vaincre… et cette fois tout est perdu, tout ce qu’il peut y avoir sur terre de plus noble, de plus beau… le Mal s’est installé solidement, il n’a négligé aucune précaution, il n’a plus rien à craindre, il savoure à l’avance son triomphe, il prend son temps… et c’est à ce moment-là qu’il faut répondre à des voix d’un autre monde… « Mais on t’appelle, c’est servi, tu n’entends pas ? »… il faut aller au milieu de ces gens petits, raisonnables, prudents, rien ne leur arrive, que peut-il arriver là où ils vivent… là tout est si étriqué, mesquin, parcimonieux… alors que chez nous là-bas, on voit à chaque instant des palais, des hôtels, des meubles, des objets, des jardins, des équipages de toute beauté, comme on n’en voit jamais ici, des flots de pièces d’or, des rivières de diamants… « Qu’est-ce qu’il arrive à Natacha ? » j’entends une amie venue dîner poser tout bas cette question à mon père… mon air absent, hagard, peut-être dédaigneux a dû la frapper… et mon père lui chuchote à l’oreille… « Elle est plongée dans Rocambole !  » L’amie hoche la tête d’un air qui signifie : « Ah, je comprends… »
    Mais qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre…

 
    À Vanves, à l’angle de deux longues rues mornes, dans une maison de pierre d’un gris sale, semblable à l’extérieur aux autres maisons, mon père s’efforce de reconstituer en bien plus petit sa « fabrique de matières colorantes » d’Ivanovo.
    Dans la cour de terre battue entourée de petits hangars, qui se trouve derrière la maison, je sens comme dans la cour qui s’étendait devant les vastes bâtisses de bois d’Ivanovo une écœurante odeur d’acide et je dois comme là-bas enjamber des ruisseaux de liquide rouge, bleu, jaune… En passant devant la porte ouverte d’un petit bureau, je reconnais sur une table le grand boulier avec ses boules jaunes et noires qu’on fait descendre et monter le long des tringles. Dans le laboratoire mon père vêtu d’une blouse blanche se penche sur une table où devant les éprouvettes dressées dans leurs supports de bois, les cornues, les lampes, sont alignées des plaques de verre… sur d’eux d’entre elles s’élève un petit tas de poudre d’un jaune éclatant… je sais, mon père en parle souvent, que cela s’appelle du « jaune de chrome »… Il observe longuement l’un des petits tas… « Regarde bien, tu ne trouves pas qu’il a moins d’éclat que l’autre ? Il est un petit peu plus grisâtre… Je m’efforce de voir une différence… – Non, je ne vois pas… ou peut-être si, un petit peu… – Un peu trop, c’est évident, il est plus terne… Ça ne fait rien, je crois que je sais d’où ça vient, on va refaire ça… mais ça suffit pour aujourd’hui, allez viens, on s’en va… »
    Nous descendons l’escalier, nous allons dire au revoir à Monsieur et Madame Florimond. Ils travaillent ici et ils habitent un logement sur la rue, au rez-de-chaussée.
    Je les voyais rarement, mais curieusement leur image s’est imprimée en moi plus fortement que celles mêmes des gens que je connaissais le mieux… Il me semble que c’est parce qu’ils étaient pour moi « les Florimond », comme les exactes reproductions des images que mon père traçait en moi avec toute sa conviction, sa passion… des images simples et nettes… comme des enluminures, des images de piété… comme des illustrations des qualités que mon père estime… Sur le visage de Monsieur Florimond, sa houppe de cheveux, son cou, ses mains comme imprégnés de couleur rouge, je vois son amour du travail, il en oublie de prendre des précautions… ce qui passe à travers ses yeux rougis et coule dans mes yeux, c’est son intelligence… bien des savants pourraient la lui envier… c’est sa franchise, sa fierté… et Madame Florimond avec son corps dodu, ses joues rondes, sa bouche que son sourire relève davantage d’un côté, ses grands yeux attentifs… est l’image du dévouement, de la modestie, mais aussi de la fermeté… Et comme ils s’aiment… un peu de mélancolie passe dans la voix de mon père quand il évoque les touchantes attentions qu’ils ont l’un pour l’autre… « des gens merveilleux, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans eux, je n’ai pas de meilleurs amis qu’eux, c’est une grande
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