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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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qu'avait voulu dire madame Gontrand. Mais au point où en était l'occlusion intestinale, maman ne survivrait pas trois jours et je redoutais que son agonie ne fût atroce.
    Une heure plus tard, Poupette, au bout du fil, sanglotait : « Viens tout de suite. Ils ont ouvert ; ils ont trouvé une énorme tumeur, cancéreuse... » Sartre est descendu avec moi, il m'a accompagnée en taxi jusqu'à la clinique. J'avais la gorge nouée d'angoisse. Un infirmier m'a indiqué le vestibule où attendait ma sœur, entre le hall d'entrée et la salle d'opération. Elle était si décomposée que j'ai demandé pour elle un tranquillisant. Les médecins, me dit-elle, avaient prévenu maman, d'un air très naturel, qu'avant de la radiographier on lui ferait une piqûre calmante ; le docteur N. l'avait endormie ; pendant toute l'anesthésie Poupette avait tenu la main de maman, et j'imaginais quelle épreuve ç'avait été pour elle de voir tout nu ce vieux corps ravagé qui était le corps de sa mère. Les yeux s'étaient révulsés, la bouche s'était ouverte : ce visage non plus, elle ne pourrait jamais l'oublier. On avait transporté maman dans la salle d'opération d'où le docteur N. était sorti au bout d'un moment : deux litres de pus dans le ventre, le péritoine éclaté, une énorme tumeur, un cancer de la pire espèce. Le chirurgien était en train d'enlever tout ce qui pouvait s'ôter. Pendant que nous attendions, ma cousine Jeanne est entrée avec sa fille Chantai ; elle arrivait de Limoges et croyait trouver maman tranquillement alitée : Chantai apportait un livre de mots croisés. Nous nous sommes demandé ce que nous dirions à maman, à son réveil. C'était simple : la radio avait montré qu'elle avait une péri tonite et on avait aussitôt décidé de l'opérer.
    On venait de remonter maman dans sa chambre, nous a dit N. Il triomphait : à demi morte ce matin, elle avait très bien supporté une longue et grave intervention. Grâce à des méthodes d'anesthésie ultra-modernes, le cœur, les poumons, tout l'organisme avait continué de fonctionner normalement. Sans aucun doute, il avait réussi un superbe exploit technique ; les conséquences, sans aucun doute il s'en lavait les mains. Ma sœur avait dit au chirurgien : « Opérez maman. Mais si c'est un cancer, promettez-moi que vous ne la laisserez pas souffrir. » Il avait promis. Que valait sa parole ?
    Maman dormait, couchée à plat sur le dos, cireuse, le nez pincé, la bouche ouverte. Ma sœur et une garde la veilleraient. Je suis rentrée chez moi, j'ai causé avec Sartre, nous avons écouté du Bartok. Soudain, à onze heures du soir, crise de larmes qui dégénère presque en crise de nerfs.
    Stupeur. Quand mon père est mort, je n'ai pas versé un pleur. J'avais dit à ma sœur : « Pour maman, ça sera pareil. » Tous mes chagrins, jusqu'à cette nuit, je les avais compris : même quand ils me submergeaient, je me reconnaissais en eux. Cette fois, mon désespoir échappait à mon contrôle : quelqu'un d'autre que moi pleurait en moi. Je parlai à Sartre de la bouche de ma mère, telle que je l'avais vue le matin et de tout ce que j'y déchiffrais : une gloutonnerie refusée, une humilité presque servile, de l'espoir, de la détresse, une solitude — celle de sa mort, celle de sa vie — qui ne voulait pas s'avouer. Et ma propre bouche, m'a-t-il dit, ne m'obéissait plus : j'avais posé celle de maman sur mon visage et j'en imitais malgré moi les mimiques. Toute sa personne, toute son existence s'y matérialisaient et la compassion me déchirait.

2
    Je ne pense pas que ma mère ait été une petite fille heureuse. Je ne l'ai entendue évoquer qu'un seul souvenir plaisant : le jardin de sa grand-mère, dans un village de Lorraine ; les mirabelles et les reines-claudes qu'on mangeait sur l'arbre toutes chaudes. De son enfance à Verdun, elle ne m'a rien raconté. Une photographie la représente, à huit ans, déguisée en marguerite : « Tu avais un joli costume. — Oui, m'a-t-elle répondu, mais mes bas verts ont déteint, la couleur s'est incrustée dans ma peau : il a fallu trois jours pour m'en débarrasser. » Sa voix était boudeuse : elle se remémorait tout un passé d'amertume. Plus d'une fois elle s'est plainte à moi de la sécheresse de sa mère. Bonne-maman, à cinquante ans, était une femme distante et même hautaine, qui riait peu, cancanait beaucoup, et ne témoignait à maman qu'une affection très conventionnelle ; fanatiquement
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