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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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sourire me ravissait.
    Quand la situation de papa a changé et que nous avons connu une demi-pauvreté, maman a décidé de tenir la maison sans aide. Malheureusement les tâches ménagères l'assommaient, et en s'y livrant elle pensait déroger. Elle était capable de s'oublier, sans retour sur soi, pour mon père, pour nous. Mais personne ne peut dire : « Je me sacrifie » sans éprouver de l'aigreur. Une des contradictions de maman, c'est qu'elle croyait à la grandeur du dévouement et que cependant elle avait des goûts, des répugnances, des désirs trop impérieux pour ne pas détester ce qui la brimait. Constamment elle s'insurgeait contre les contraintes et les privations qu'elle s'imposait.
    Il est dommage que les préjugés l'aient détournée d'adopter la solution à laquelle elle se rallia, vingt ans plus tard : travailler au dehors. Tenace, consciencieuse, douée d'une bonne mémoire, elle pouvait devenir libraire, secrétaire : elle aurait monté dans sa propre estime au lieu de se sentir diminuée. Elle aurait eu des relations à elle. Elle aurait échappé à une dépendance que la tradition lui faisait trouver naturelle mais qui ne convenait pas du tout à son caractère. Et sans doute aurait-elle alors mieux supporté la frustration qu'elle subissait.
    Je ne blâme pas mon père. On sait assez que chez l'homme l'habitude tue le désir. Maman avait perdu sa première fraîcheur et lui sa fougue. Pour la réveiller, il recourait aux professionnelles du café de Versailles ou aux pensionnaires du Sphinx. Je l'ai vu plus d'une fois, entre mes quinze et mes vingt ans, rentrer à huit heures du matin, sentant l'alcool et racontant d'un air embarrassé des histoires de bridge ou de poker. Maman l'accueillait sans drame ; elle le croyait peut-être, tant elle était entraînée à fuir les vérités gênantes. Mais elle ne s'accommodait pas de son indifférence. Que le mariage bourgeois soit une institution contre nature, son cas suffirait à m'en convaincre. L'alliance passée à son doigt l'avait autorisée à connaître le plaisir ; ses sens étaient devenus exigeants ; à trente-cinq ans, dans la force de l'âge, il ne lui était plus permis de les assouvir. Elle continuait à dormir à côté de l'homme qu'elle aimait et qui ne couchait presque plus jamais avec elle : elle espérait, elle attendait, elle se consumait, en vain. Une totale abstinence eût moins éprouvé sa fierté que cette promiscuité. Je ne m'étonne pas que son humeur se soit altérée : gifles, criailleries, scènes, non seulement dans l'intimité, mais même en présence d'invités. « Françoise a un caractère de chien », disait papa. Elle convenait qu'elle « se montait » facilement. Mais elle était ulcérée quand elle apprenait que des gens disaient : « Françoise est tellement pessimiste ! », ou : « Françoise fait de la neurasthénie. »
    Jeune femme, elle aimait la toilette. Elle s'illuminait quand on lui disait qu'elle semblait être ma sœur aînée. Un cousin de papa qui jouait du violoncelle, qu'elle accompagnait au piano, lui faisait respectueusement la cour : quand il se maria,"elle détesta sa femme. Lorsque sa vie sexuelle et sa vie mondaine se furent dégradées, sauf dans les grandes circonstances où il était obligatoire de « s'habiller », maman cessa de se soigner. Je me rappelle un retour de vacances ; elle nous attendait à la gare, elle portait un joli chapeau de velours, une voilette, elle s'était un peu poudrée. Ma sœur s'est écriée, charmée : « Maman, tu as l'air d'une dame chic ! » Elle a ri sans arrière-pensée car elle ne se piquait plus d'élégance. Pour ses filles, pour elle-même, elle poussait jusqu'au manque d'hygiène le mépris du corps qu'on lui avait enseigné au couvent. Pourtant — c'était une autre de ses contradictions — elle gardait l'envie de plaire ; les flatteries la flattaient ; elle y répondait avec coquetterie. Elle se rengorgea quand un ami de mon père lui dédicaça un livre (publié à compte d'auteur) : « À Françoise de Beauvoir, dont la vie fait mon admiration. » Hommage ambigu : elle méritait l'admiration par un effacement qui la privait d'admirateurs.
    Sevrée des joies du corps, privée des satisfactions de la vanité, asservie à des corvées qui l'ennuyaient et l'humiliaient, cette femme orgueilleuse et têtue n'était pas douée pour la résignation. Entre ses accès de colère, elle ne cessait de chanter, de plaisanter, de bavarder,
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