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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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dévouée à son mari, ses enfants n'avaient tenu dans sa vie qu'une place secondaire. De bon-papa, maman m'a dit souvent avec ressentiment : « Il ne jurait que par ta tante Lili. » Plus jeune qu'elle de cinq ans, blonde et rose, Lili suscita chez son aînée une ardente et ineffaçable jalousie. Jusqu'aux approches de mon adolescence, maman m'a attribué les plus hautes qualités intellectuelles et morales : elle s'identifiait à moi ; elle humiliait et ravalait ma sœur : c'était la cadette, rose et blonde, et sans s'en rendre compte maman prenait sur elle sa revanche.
    Elle me parlait avec fierté des Oiseaux et de la mère supérieure dont l'estime avait consolé son amour-propre. Elle m'a montré une photographie de sa classe : six jeunes filles, assises dans un parc, entre  deux religieuses. Il y a quatre pensionnaires, vêtues de noir, et deux externes en toilette blanche : maman et une de ses amies. Toutes portent des guimpes montantes, des jupes longues, des chignons sévères. Leurs yeux n'expriment rien. Maman est entrée dans la vie corsetée des principes les plus rigides : bienséances provinciales et morale de couventine.
    A vingt ans, elle subit un nouvel échec affectif : le cousin dont elle était éprise lui préféra une autre cousine, ma tante Germaine. De ces déboires, elle garda toute sa vie un fond de susceptibilité et de rancune.
    Auprès de papa, elle s'est épanouie. Elle l'aimait, elle l'admirait, et pendant dix ans il l'a, sans aucun doute, physiquement comblée. Il raffolait des femmes, il avait eu de nombreuses aventures, et il pensait — comme Marcel Prévost qu'il lisait avec délices — qu'on ne doit pas traiter sa jeune épousée avec moins de feu qu'une maîtresse. Le visage de maman, avec ce léger duvet qui ombrageait sa lèvre supérieure, trahissait une chaude sensualité. Leur entente sautait aux yeux : il caressait les bras de maman, la cajolait, lui disait de tendres fadeurs. Je la revois un matin — j'avais six ou sept ans — pieds nus sur le tapis rouge du corridor, dans sa longue chemise de nuit en toile blanche ; ses cheveux tombaient en torsade sur sa nuque et j'ai été saisie par le rayonnement de son sourire, lié pour moi d'une manière mystérieuse à cette chambre dont elle sortait ; je reconnaissais à peine dans cette fraîche apparition la grande personne respectable qui était ma mère.
    Mais rien, jamais, n'abolit notre enfance. Et le bonheur de maman n'a pas été sans nuage. Dès leur voyage de rtoces, l'égoïsme de papa a éclaté ; elle souhaitait voir les lacs italiens : ils se sont arrêtés à Nice où s'ouvrait la saison des courses. Elle rappelait souvent cette déconvenue, sans rancune, mais non sans regret. Elle aimait voyager. « J'aurais voulu être une exploratrice », disait-elle. Les meilleurs moments de sa jeunesse, ç'avait été les excursions à pied ou à bicyclette organisées par bon-papa à travers les Vosges et le Luxembourg. Elle a dû renoncer à beaucoup de ses rêves : les désirs de papa passaient toujours avant les siens. Elle a cessé de voir ses amies personnelles, dont il trouvait les maris ennuyeux. Il ne se plaisait que dans les salons et sur les planches. Elle l'y suivait gaiement, elle avait le goût des mondanités. Mais sa beauté ne la protégeait pas contre la malveillance ; elle était provinciale, peu dégourdie ; dans ce milieu bien parisien, on a souri de sa gaucherie. Certaines des femmes qu'elle y rencontrait avaient eu des liaisons avec papa : j'imagine les chuchotements, les perfidies. Papa gardait dans son bureau la photographie de sa dernière maîtresse, brillante et jolie, qui venait parfois à la maison avec son mari. Il a dit à maman, en riant, trente ans plus tard : « Tu as fait disparaître sa photo. » Elle a nié, sans le convaincre. Ce qui est sûr, c'est qu'au temps même de sa lune de miel elle a souffert dans son amour et dans son orgueil. Violente, entière, ses blessures se guérissaient mal.
    Et puis mon grand-père a fait faillite. Elle  s'est crue déshonorée, au point qu'elle a rompu avec toutes ses relations de Verdun. La dot promise à papa ne fut pas versée. Elle trouva sublime qu'il ne lui en tînt pas rigueur et toute sa vie elle se sentit en faute devant lui.
    Tout de même : un mariage réussi, deux filles qui la chérissaient, une certaine aisance, maman, jusqu'à la fin de la guerre, ne se plaignait pas de son sort. Elle était tendre, elle était gaie, et son
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