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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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paralysie, la mort.
    J'avais en revanche de la sympathie pour les infirmières ; liées à leur malade par la familiarité des corvées, pour celle-ci humiliantes, pour elles répugnantes, l'intérêt qu'elles lui témoignaient avait au moins les apparences de l'amitié. Jeune, belle, compétente, Mlle Laurent, la kinésithérapeute, savait encourager maman, la mettre en confiance, l'apaiser, sans jamais prendre sur elle de supériorité.
    « On vous radiographiera demain l'estomac », conclut le docteur T. Maman s'agita : « Alors vous me ferez avaler cette drogue, tellement désagréable. — Pas si désagréable que ça ! — Oh ! si ! » Seule avec moi, elle s'est lamentée : « Tu ne sais pas comme c'est mauvais ! ça a un goût affreux ! — N'y pense pas d'avance. » Mais elle ne pouvait penser à rien d'autre. Depuis son entrée en clinique, la nourriture était sa principale préoccupation. Son anxiété infantile me surprit tout de même. Elle avait encaissé sans grimace bien des malaises et des douleurs. La peur d'un médicament déplaisant masquait-elle une inquiétude plus profonde ? Sur le moment je ne me le demandai pas.
    La séance de radiographie — estomac, poumons — s'était passée sans histoire, me dit-on le lendemain, et rien ne clochait. Le visage calmé, vêtue d'une chemise rose à pois blancs et de la liseuse prêtée par Olga, ses cheveux ramassés en une grosse natte, maman n'avait plus l'air d'une malade. Elle avait retrouvé l'usage de son bras gauche. Elle dépliait un journal, ouvrait un livre, décrochait le téléphone sans secours. Mercredi. Jeudi. Vendredi. Samedi. Elle faisait des mots croisés, elle lisait un ouvrage sur Voltaire amoureux et la chronique où Jean de Léry raconte son expédition au Brésil ; elle feuilletait le Figaro, France-Soir. Je venais chaque matin ; je ne restais qu'une heure ou deux ; elle ne souhaitait pas me garder davantage ; elle recevait beaucoup de visites et parfois même elle s'en plaignait : « J'ai eu trop de monde aujourd'hui. » La chambre était pleine de fleurs : cyclamens, azalées, roses, anémones ; sur sa table de chevet s'amoncelaient des boîtes de pâtes de fruits, de chocolats, de berlingots. Je lui demandais : « Tu ne t'ennuies pas ? — Oh ! non ! » Elle découvrait le plaisir d'être servie, soignée, bichonnée. Avant, c'était pour elle un dur effort que d'enjamber, en s'aidant d'un escabeau, le rebord de sa baignoire ; enfiler ses bas exigeait une douloureuse gymnastique. Maintenant, matin et soir une infirmière la frottait d'eau de Cologne et la saupoudrait de talc. On lui apportait ses repas sur un plateau : « Il y a une infirmière qui m'agace, me disait-elle. Elle me demande dans combien de temps je compte partir. Mais je ne veux pas partir. » Quand on lui annonçait que bientôt elle pourrait s'asseoir dans un fauteuil, qu'on la transférerait ensuite dans une maison de convalescence, elle s'assombrissait : « On va me trimbaler, me bousculer. » Par moments, cependant, elle s'intéressait à son avenir. Une amie lui avait parlé de maisons de retraite situées à une heure de Paris : « Personne ne viendra me voir, je serai trop seule ! » avait-elle dit d'un air malheureux. Je l'avais assurée qu'elle n'aurait pas à s'exiler et je lui avais montré la liste des adresses que j'avais récoltées. Elle s'imaginait volontiers lisant ou tricotant au soleil dans le parc d'une pension de Neuilly. Avec un peu de regret, mais aussi de malice, elle me disait : « Ils vont être désolés dans le quartier, de ne plus me voir. Ces dames du Cercle, je vais leur manquer. » Une fois elle me déclara : « J'ai trop vécu pour les autres. Maintenant je vais devenir une de ces vieilles dames égoïstes qui ne vivent que pour elles-mêmes. » Une chose l'inquiétait : « Je ne serai plus capable de faire ma toilette. » Je la tranquillisai : une garde, une infirmière s'en chargerait. En attendant, elle se prélassait avec délices dans un des lits de « la meilleure clinique de Paris, tellement meilleure que la clinique G. » On la suivait de près. Outre les radios, on lui avait fait plusieurs prises de sang : tout était normal. Le soir, elle avait un peu de fièvre ; j'aurais voulu savoir pourquoi, mais les infirmières semblaient n'y attacher aucune importance.
    « Hier, j'ai vu trop de gens, ils m'ont fatiguée », me dit-elle le dimanche. Elle était de mauvaise humeur. Ses infirmières ordinaires étaient de sortie ; une
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