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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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viande, l'aidait à manger, et que les repas étaient excellents. Tandis qu'à Boucicaut on lui avait servi du boudin aux pommes ! « Du boudin ! à des malades ! » Elle parlait avec plus d'abondance que la veille. Elle ressassait les deux heures d'angoisse où elle s'était traînée par terre, se demandant si elle réussirait à attraper le fil du téléphone et à attirer l'appareil jusqu'à elle. « Un jour, j'avais dit à madame Marchand, qui vit seule, elle aussi : Heureusement, il y a le téléphone. Et elle m'avait répondu : Encore faut-il pouvoir l'atteindre. » D'un ton sentencieux, maman répéta plusieurs fois ces derniers mots ; elle ajouta : « Si je n'y étais pas arrivée, j'étais fichue. »
    Aurait-elle pu crier assez fort pour être entendue ? Non, sans doute. J'imaginais sa détresse. Elle croyait au ciel ; mais malgré son âge, ses infirmités, ses malaises, elle était farouchement accrochée à la terre et elle avait de la mort une horreur animale. Elle avait raconté à ma sœur un cauchemar qui se reproduisait souvent : « On me poursuit, je cours, je cours, et je bute contre un mur ; il faut que je saute ce mur, et je ne sais pas ce qu'il y a derrière ; j'ai peur. » Elle lui avait dit aussi : « La mort elle-même ne m'effraie pas : j'ai peur du saut. » Tandis qu'elle rampait sur le plancher, elle avait cru que le moment de sauter était venu. Je lui ai demandé : « Tu as dû te faire très mal en tombant ? — Non. Je ne me rappelle pas. Je n'avais même pas mal. » Donc, elle a perdu conscience, pensai-je.
    Elle se souvenait d'avoir éprouvé un vertige ; elle ajouta que quelques jours plus tôt, après avoir pris un de ses nouveaux médicaments, elle avait senti ses jambes se dérober : elle avait eu juste le temps de s'étendre sur son divan. Je regardai avec méfiance les flacons qu'elle s'était fait apporter de son domicile — avec divers autres objets — par notre jeune cousine Marthe Cordonnier. Elle tenait à continuer ce traitement : était-ce opportun ?
    Le professeur B. vint la voir en fin de journée et je le suivis dans le corridor : une fois rétablie, me dit-il, ma mère ne marcherait pas plus mal qu'auparavant : « Elle pourra reprendre sa petite vie. » Ne pensait-il pas qu'elle avait eu une syncope ? Il n'en pensait rien. Il parut déconcerté quand je l'avisai qu'elle souffrait de troubles intestinaux. Boucicaut avait signalé une rupture du col du fémur et il s'en était tenu là. Il la ferait examiner par un médecin de médecine générale.
    « Tu marcheras exactement comme avant, dis-je à maman. Tu pourras reprendre ta vie. — Ah ! je ne remettrai- plus les pieds dans cet appartement. Je ne veux plus le revoir. Jamais. Pour rien au monde ! »
    Cet appartement : elle en avait été si fière ! Elle avait pris en grippe celui de la rue de Rennes que mon père vieillissant, devenu hypocondriaque, remplissait des éclats de sa mauvaise humeur. Après sa mort — suivie de près par celle de bonne-maman — elle avait voulu rompre avec ses souvenirs. Des années plus tôt, une de ses amies avait emménagé dans un atelier, et maman avait été éblouie par ce modernisme. Pour les raisons qu'on sait, on trouvait facilement à se loger, en 42, et elle put réaliser son rêve : elle loua un studio avec une loggia, rue Blomet. Elle vendit le bureau en poirier noirci, la salle à manger Henri II, le lit nuptial, le piano à queue ; elle garda les autres meubles et un morceau de la vieille moquette rouge. Elle accrocha aux murs des tableaux de ma sœur. Dans sa chambre elle installa un divan. Elle montait et descendait alors allègrement l'escalier intérieur. En fait, je ne trouvais pas cet endroit très gai : situé à un deuxième étage, il y entrait peu de lumière malgré les grandes verrières. Dans les pièces du haut — chambre, cuisine, salle de bains — il faisait toujours sombre. C'était là que maman se tenait depuis que chaque marche de l'escalier lui arrachait un gémissement. En vingt ans, les murs, les meubles, le tapis, tout s'était sali et usé. Maman avait envisagé de se retirer dans une maison de repos quand, en 1960, l'immeuble avait changé de propriétaire et qu'elle s'était crue menacée d'expulsion. Elle n'avait rien trouvé qui lui convînt, et puis elle était attachée à son chez-soi. Ayant appris qu'on n'avait pas le droit de l'en chasser, elle était restée rue Blomet. Mais à présent, ses amies, moi-même, nous allions
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