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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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chercher une maison de retraite agréable où elle s'installerait dès qu'elle serait guérie : « Tu ne retourneras jamais rue Blomet, je te le promets », lui dis-je.
    Le dimanche, elle avait encore les yeux mi-clos, la mémoire assoupie, et les mots tombaient de sa bouche en gouttes pâteuses.
    Elle m'a de nouveau décrit son « calvaire ». Quelque chose tout de même la réconfortait : qu'on l'eût transportée dans cette clinique dont elle surestimait les vertus. « A Boucicaut, ils m'auraient opérée hier ! Ici, il paraît que c'est la meilleure clinique de Paris. » Et comme le plaisir d'approuver n'était complet pour elle que s'il se doublait d'une condamnation, elle ajoutait, faisant allusion à un établissement voisin : « C'est beaucoup mieux que la clinique G. On m'a dit que la clinique G. n'est pas bien du tout ! »
    « Depuis longtemps je n'avais pas si bien dormi », me dit-elle le lundi. Elle avait retrouvé son visage normal, une voix nette, et ses yeux voyaient. Ses souvenirs étaient en ordre. « Il faudra envoyer des fleurs à la doctoresse Lacroix. » Je promis de m'en charger. « Et les agents ? est-ce qu'il ne faut pas leur donner quelque chose ? Je les ai dérangés. » J'eus du mal à la dissuader. Elle s'est appuyée contre ses oreillers, elle m'a regardée dans les yeux et elle m'a dit avec décision : « Vois-tu, j'ai abusé ; je me suis trop fatiguée : j'ai été au bout de mon rouleau. Je ne voulais pas admettre que j'étais vieille. Mais il faut savoir regarder les choses en face ; dans quelques jours, j'ai soixante-dix-huit ans, c'est un grand âge. Je dois m'organiser en conséquence. Je vais tourner une page. »
    Je l'ai considérée avec admiration. Elle s'était longtemps obstinée à se croire jeune. A une phrase maladroite de son gendre, elle avait répliqué un jour d'une voix fâchée : « Je le sais, que je suis vieille, et ça m'est assez désagréable : je ne veux pas qu'on me le rappelle. » Soudain, émergeant des brumes où elle avait flotté pendant trois jours, elle trouvait la force d'affronter, lucide et résolue, ses soixante-dix-huit ans. « Je vais tourner une page. »
    Elle avait tourné une page avec un étonnant courage après la mort de mon père. Elle en avait eu un violent chagrin. Mais elle ne s'était pas enlisée dans son passé. Elle avait profité de sa liberté retrouvée pour se reconstruire une existence conforme à ses goûts. Papa ne lui laissait pas un sou et elle avait cinquante-quatre ans. Elle avait passé des examens, fait des stages, et obtenu un certificat qui lui avait permis de travailler comme aide-bibliothécaire dans les services de la Croix-Rouge. Elle avait réappris à monter à bicyclette pour se rendre à son bureau. Après la guerre, elle comptait faire de la couture à domicile. Je m'étais alors trouvée en mesure de l'aider. Mais l'oisiveté ne lui convenait pas. Avide de vivre enfin à sa guise, elle s'était inventé une foule d'activités. Elle s'était occupée bénévolement de la bibliothèque d'un préventorium, aux environs de Paris, puis de celle d'un cercle catholique de son quartier. Elle aimait manipuler des livres, les couvrir, les classer, tenir des fiches, donner des conseils aux lecteurs. Elle étudiait l'allemand, l'italien, entretenait son anglais. Elle brodait dans des ouvroirs, elle participait à des ventes de charité, elle suivait des conférences. Elle s'était fait un grand nombre de nouvelles amies ; elle avait renoué aussi avec d'anciennes relations et des parents que la morosité de mon père avait éloignés. Elle les réunissait gaiement dans son studio. Elle avait pu enfin satisfaire un de ses désirs les plus obstinés : voyager. Elle luttait pied à pied contre l'ankylose qui raidissait ses jambes. Elle alla voir ma sœur à Vienne, à Milan. L'été, elle trottinait à travers les rues de Florence et de Rome. Elle visitait les musées de Belgique et de Hollande. Ces derniers temps, presque paralysée, elle avait renoncé à courir le monde. Mais quand des amis, des cousins l'invitaient à la campagne ou en province, rien ne l'arrêtait : elle n'hésitait pas à se faire hisser dans le train par le contrôleur. Sa plus grande joie c'était de rouler en auto. Récemment sa petite-nièce, Catherine, l'avait amenée à Meyrignac, de nuit en 2 CV : plus de 450 km. Elle était descendue de voiture fraîche comme une fleur.
    Sa vitalité m'émerveillait et je respectais sa vaillance. Pourquoi,
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