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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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aussitôt la parole retrouvée, prononçait-elle des mots qui me glaçaient ? Evoquant sa nuit à Boucicaut, elle me dit : « Les femmes du peuple, tu sais comment elles sont : elles geignent. » « Les infirmières, dans les hôpitaux, elles ne travaillent que pour l'argent. Alors... » C'étaient des phrases routinières, mécaniques comme la respiration, mais tout de même animées par sa conscience : impossible de les entendre sans gêne. Je m'attristais du contraste entre la vérité de son corps souffrant et les billevesées dont sa tête était farcie.
    La kinésithérapeute s'approcha du lit, rabattit le drap, empoigna la jambe gauche de maman : sa chemise de nuit ouverte, celle-ci exhibait avec indifférence son ventre froissé, plissé de rides minuscules, et son pubis chauve. « Je n'ai plus aucune pudeur », a-t-elle dit d'un air surpris. « Tu as bien raison », lui dis-je. Mais je me détournai et je m'absorbai dans la contemplation du jardin. Voir le sexe de ma mère : ça m'avait fait un choc. Aucun corps n'existait moins pour moi — n'existait davantage. Enfant, je l'avais chéri ; adolescente, il m'avait inspiré une répulsion inquiète ; c'est classique ; et je trouvai normal qu'il eût conservé ce double caractère répugnant
    et sacré : un tabou. Tout de même, je m'étonnai de la violence de mon déplaisir. Le consentement insouciant de ma mère l'aggravait ; elle renonçait aux interdits, aux consignes qui l'avaient opprimée pendant toute sa vie ; je l'en approuvais. Seulement, ce corps, réduit soudain par cette démission à n'être qu'un corps, ne différait plus guère d'une dépouille : pauvre carcasse sans défense, palpée, manipulée par des mains professionnelles, où la vie ne semblait se prolonger que par une inertie stupide. Pour moi, ma mère avait toujours existé et je n'avais jamais sérieusement pensé que je la verrais disparaître un jour, bientôt. Sa fin se situait, comme sa naissance, dans un temps mythique. Quand je me disais : elle a l 'âge de mourir, c'étaient des mots vides, comme tant de mots. Pour la première fois, j'apercevais en elle un cadavre en sursis.
    Le lendemain matin, j'allai acheter les chemises de nuit réclamées par les infirmières : courtes, sinon des plis se forment sous les fesses et provoquent des escarres.
    te Vous voulez des nuisettes ? des chemises baby-doll ? » me demandaient les vendeuses. Je palpais des lingeries aussi frivoles que leur nom, aux nuances tendres, mousseuses, faites pour des corps jeunes et gais. C'était une belle journée d'automne, au ciel bleu : je marchais à travers un monde couleur de plomb et je me rendis compte que l'accident de ma mère me frappait beaucoup plus que je ne l'avais prévu. Je ne savais pas trop pourquoi. Il l'avait arrachée à son cadre, à son rôle, aux images figées dans lesquelles je l'emprisonnais. Je la reconnaissais dans cette alitée, mais je ne reconnaissais pas la pitié ni l'espèce de désarroi qu'elle suscitait en moi. Je finis par me décider pour des chemises « trois quarts », roses, avec des pois blancs.
    Le docteur T. chargé de surveiller l'état général de maman vint la voir pendant ma visite. « Il paraît que vous mangez trop peu ? — Cet été j'étais cafardeuse. Je n'avais pas le courage de manger. — Ça vous ennuyait de cuisiner ? — C'est-à-dire, je me préparais de bons petits plats : et puis je n'y touchais pas. — Ah ! alors, ce n'était pas de la paresse : vous vous prépariez de bons petits plats ? » Maman s'est concentrée : « Une fois, je me suis fait un soufflé au fromage : après deux cuillerées, c'était fini. — Je vois », a dit le médecin en souriant avec condescendance.
    Le docteur J., le professeur B., le docteur T. : tirés à quatre épingles, lotionnés, bouchonnés, ils se penchaient de très haut sur cette vieille femme mal peignée, un peu hagarde ; des messieurs. Je reconnaissais cette futile importance : celle des magistrats des Assises en face d'un accusé qui joue sa tête. « Vous vous prépariez de bons petits plats ? » Il n'y avait pas lieu de sourire quand maman s'interrogeait avec une confiante bonne volonté : elle jouait sfsanté. Et de quel droit B. m'avait-il dit : « Elle pourra reprendre sa petite vie » ? Je récusais ses mesures. Quand par la bouche de ma mère c'était cette élite qui parlait, je me hérissais ; mais je me sentais solidaire de l'infirme clouée sur ce lit et qui luttait pour faire reculer la
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