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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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jamais exposer la petite fille à l’extravagance,
à la perversité ?
    Mais elle avait ignoré que le mal pouvait avoir un regard
gentil, qu’il pouvait être accompagné d’une fillette exquise
et prodiguer de l’amour — oh, c’est que l’amour de Jakob,
impersonnel, inépuisable et vague, ne lui coûtait rien, elle
le savait maintenant.
    Norah s’était levée la première comme chaque matin,
elle avait fait manger Grete et Lucie et les avait préparées
pour l’école, et c’est alors que Jakob était sorti de la chambre pendant que Norah finissait de se coiffer dans la salle
de bains, lui qui habituellement ne se réveillait que bien
après leur départ à toutes trois.
    Etles filles étaient en train d’attacher leurs chaussures
et voilà qu’il s’était mis à les taquiner, tirant sur la boucle d’un lacet pour le défaire, chipant l’une des chaussures et courant la cacher sous le canapé avec de grands
rires d’enfant moqueur, indifférent à l’heure comme au
désarroi des enfants qui, d’abord amusées, lui couraient
après dans l’appartement en le suppliant d’arrêter ses
niches, au bord des larmes et s’efforçant pourtant de sourire car la situation était censément légère et cocasse, et
il avait fallu que Norah intervienne et lui ordonne comme
à un chien, de cette voix faussement douce, vibrante de
colère rentrée dont elle n’usait qu’avec Jakob, de rapporter immédiatement les chaussures, ce à quoi il s’était
rendu avec une telle grâce que Norah et les fillettes elles-mêmes avaient soudain eu l’air de tristes, de mesquines
bonnes femmes qu’un sympathique lutin avait tenté sans
succès d’égayer.
    Norah savait qu’il lui faudrait maintenant se dépêcher
pour ne pas être en retard au premier rendez-vous de sa
journée, aussi avait-elle sèchement protesté quand Jakob
avait manifesté le désir soudain de les accompagner mais
les filles l’avaient soutenu et encouragé, lui, alors Norah
avait baissé les bras, tout d’un coup lasse, démoralisée, et
elles avaient dû attendre, avec leurs manteaux, leurs chaussures, leurs écharpes, plantées silencieuses dans l’entrée,
qu’il se fût habillé, les eût rejointes, frivole et gai mais
d’une manière qui semblait à Norah forcée, presque menaçante, et leurs regards s’étaient croisés à l’instant où elle
jetait un coup d’œil anxieux à sa montre et elle n’avait vu
dans celui de Jakob que malice cruelle et presque de la
dureté sous l’éclat opiniâtrement pétillant.
    Quellesorte d’homme ai-je fait entrer chez moi ? s’était-elle demandé, prise de vertige.
    Il l’avait alors entourée de son bras, l’avait serrée contre
lui plus tendrement que personne ne l’avait jamais fait, et
elle s’était dit encore, misérable : Qui ayant connu une fois
la tendresse peut de soi-même y renoncer ?
    Ils avaient ensuite pataugé dans les résidus de neige
boueuse sur le trottoir, s’étaient engouffrés dans la petite
voiture de Norah, glaciale, inconfortable.
    Jakob s’était installé à l’arrière avec les filles ainsi qu’il
en avait, pensait Norah, l’agaçante habitude (sa place
d’adulte n’était-elle pas à l’avant auprès d’elle ?) et tandis
qu’elle faisait chauffer le moteur elle l’avait entendu souffler aux enfants qu’elles n’avaient pas besoin d’attacher
leur ceinture de sécurité.
    — Tiens, pourquoi ? avait demandé Lucie avec étonnement, interrompue dans son geste.
    — Parce qu’on ne va pas loin, avait-il répondu de sa
voix excitée, absurde.
    Les mains de Norah sur le volant s’étaient mises à
trembler.
    Elle avait commandé aux filles d’attacher leur ceinture
immédiatement et la fureur qu’elle éprouvait contre Jakob
avait durci son ton et semblé s’adresser à elles, injustice que Grete et Lucie avaient ressentie car elles avaient
regardé Jakob d’un air blessé.
    — On ne va vraiment pas loin, avait-il dit. Moi, en tout
cas, je ne m’attache pas.
    Norah avait démarré.
    Elle était assurément en retard à présent, elle qui s’appliquait à ne jamais l’être.
    Elleétait au bord des larmes.
    Elle était une femme perdue, lamentable.
    Après hésitation, Grete et Lucie avaient renoncé à attacher leur ceinture et Norah n’avait rien dit, excédée qu’il
cherchât toujours à lui attribuer le rôle de l’ennuyeuse ou
de la méchante et cependant dégoûtée
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