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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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en frissonnait malgré la chaleur.
    La nuit était très noire, parfaitement silencieuse derrière
la vitre de la petite fenêtre carrée.
    De l’intérieur de la maison ni de l’extérieur ne lui parvenait aucun bruit, sinon, peut-être, mais elle n’était pas
sûre qu’il s’agît de cela, de temps à autre le grattement des
branches de flamboyant sur le toit de tôle.
    Elle attrapa son portable et composa le numéro de son
appartement.
    Personne.
    Elle se rappela alors que Lucie avait parlé d’une sortie au cinéma, ce qui la contrariait maintenant car on était
lundi et que les filles devaient se lever tôt pour aller à
l’école, et elle dut se défendre contre ce pressentiment de
catastrophe ou de terrible désordre qui la visitait chaque
fois qu’elle n’était pas là pour voir, seulement voir car elle
ne pouvait toujours intervenir, ce qui se passait.
    Elle portait ces appréhensions au compte de ses défauts,
non de ses faiblesses.
    Car c’était trop d’orgueil que de considérer qu’elle seule
savait organiser correctement la vie de Lucie et de Grete,
qu’elle seule pouvait, grâce à la puissance de sa raison, de
son anxiété, empêcher le désastre de franchir son seuil.
    N’avait-elle pas déjà ouvert sa porte au mal souriant et
débonnaire ?
    L’unique moyen de compenser les effets de cette grave
erreur consistait en sa présence constante, vigilante,
inquiète.
    Orvoilà que, répondant à l’appel de son père, elle était
partie.
    Assise sur le lit de Sony, elle se le reprochait.
    Que lui était son père, ce vieillard égoïste, comparé à sa
fille ?
    Qu’importait maintenant l’existence de son père quand
l’équilibre de la sienne était si fragile ?
    Bien qu’elle sût que c’était inutile s’il se trouvait en cet
instant dans une salle de cinéma, elle composa le numéro
du portable de Jakob.
    Elle laissa un message faussement enjoué.
    Elle voyait son visage affable, son œil clair à l’expression neutre, prudente, la ligne un peu molle de ses lèvres et
la gentillesse générale de cette figure bien dessinée et elle
comprenait encore assurément que tant d’aménité lui eût
inspiré confiance au point qu’elle ne s’était pas attardée
sur les éléments gênants de la vie de cet homme venu de
Hambourg avec sa fille, sur les versions quelque peu différentes qu’il avait données des raisons de son départ pour
la France, sur la brume dont il entourait son manque d’assiduité à la faculté de droit ou le fait que Grete ne voyait
ni ne parlait jamais de sa mère demeurée, prétendait-il, en
Allemagne.
    Elle savait maintenant que Jakob ne deviendrait jamais
avocat ni quoi que ce fût d’autre, qu’il ne contribuerait
jamais vraiment aux frais de leur maisonnée même s’il
recevait de temps à autre, de ses parents disait-il, quelques
centaines d’euros qu’il dépensait aussitôt, avec ostentation, en nourriture coûteuse et vêtements superflus pour
les enfants, et elle savait aussi, elle s’avouait enfin qu’elle
avait tout simplement établi chez elle un homme et une
fillettequ’elle devait entretenir, qu’elle ne pouvait chasser,
qui l’avaient acculée.
    C’était ainsi.
    Elle rêvait parfois qu’elle rentrait un soir chez elle et
qu’il n’y avait plus que Lucie, paisiblement gaie comme
elle l’était autrefois, sans cette fièvre creuse que Jakob
suscitait, et que Lucie lui annonçait tranquillement que les
deux autres étaient partis pour toujours.
    Car, c’était ainsi, Norah savait qu’elle n’aurait jamais la
force de les mettre dehors.
    Où iraient-ils, comment se débrouilleraient-ils ?
    On ne pouvait faire une chose pareille.
    Seul un miracle la débarrasserait d’eux, les délivrerait,
songeait-elle parfois, elle et Lucie de la cohabitation avec
ce couple gracieux et subtilement malfaisant.
    Oh, c’était ainsi, elle était coincée.
    Elle se leva, tira de son sac une trousse de toilette, sortit
     dans le couloir.
    Si profond était le silence qu’il lui semblait l’entendre
vibrer.
    Elle ouvrit une porte qu’elle se rappelait pouvoir être
celle de la salle de bains.
    Mais c’était la chambre de son père, elle était vide, le
grand lit non défait et certaine qualité d’inertie de l’air et
de toute chose qui lui fit penser que la pièce n’était plus
utilisée.
    Elle longea le couloir jusqu’au salon, traversa celui-ci
en tâtonnant.
    La porte
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