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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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d’elle-même, se
trouvant lâche, indigne.
    Elle avait eu envie de jeter la voiture contre un autobus
afin de lui montrer qu’il n’était pas inutile de s’attacher
— mais il le savait, n’est-ce pas ?
    Là n’était pas la question — où était-elle alors, et que
voulait d’elle cet homme au regard clair et doux, accroché
à son dos avec le poids supplémentaire de son enfant adorable, que voulait d’elle cet homme qui avait planté dans
son flanc ses petites griffes indolores et dont elle ne pouvait plus, malgré ses ruades, se débarrasser ?
    Voilà ce qu’elle ne pouvait ni n’osait expliquer à sa
mère, à sa sœur, aux quelques amis qu’il lui restait — la
trivialité de telles situations, l’étroitesse de ses réflexions,
la nullité d’une pareille vie sous l’apparence accomplie
à laquelle se faisaient facilement prendre mère, sœur ou
amis, car terrible était le pouvoir d’enchantement de Jakob
et de sa fille.
    Le père de Norah s’arrêta devant l’une des cellules qui
se succédaient tout au long du couloir.
    Il en ouvrit la porte prudemment, se rejeta aussitôt en
arrière.
    — Tu vas dormir ici, dit-il.
    Avec un geste vers les profondeurs du couloir, et comme
si Norah avait exprimé une quelconque réticence devant
cette chambre-ci :
    —Dans les autres, il n’y a plus de lit.
    Norah alluma le plafonnier.
    Des posters de joueurs de basket étaient punaisés sur
chacun des murs.
    — La chambre de Sony, murmura-t-elle.
    Son père hocha la tête sans répondre.
    Il respirait plus fort, la bouche ouverte, le dos plaqué au
mur du couloir.
    — Comment s’appellent les petites ? demanda Norah.
    Il regarda de côté, faisant mine de réfléchir.
    Il haussa les épaules.
    Elle eut un petit rire choqué.
    — Tu ne t’en souviens pas ?
    — C’est la mère qui a choisi, ce sont des prénoms bizarres, je n’ai jamais pu les retenir.
    Il rit à son tour, sans joie.
    Elle lui trouva soudain, très surprise, un air désespéré.
    — Qu’est-ce qu’elles font dans la journée, quand leur
mère n’est pas là ?
    — Elles restent dans leur chambre, dit-il abruptement.
    — Toute la journée ?
    — Elles ont tout ce qu’il leur faut. Elles ne manquent de
rien. La fille, là, elle s’en occupe bien.
    Norah voulut alors lui demander pour quelle raison il
l’avait fait venir.
    Mais, bien qu’elle connût assez son père pour savoir que
ce ne pouvait être pour le simple plaisir de la revoir après
tant d’années et qu’il devait attendre d’elle quelque chose
de précis, il lui parut en cet instant si vieux, si vulnérable qu’elle retint sa question, se disant qu’il lui parlerait
lorsqu’il serait prêt à le faire.
    Ellene put s’empêcher pourtant de lui dire :
    — Je ne pourrai rester que quelques jours.
    Et elle songeait à Jakob et aux deux filles survoltées et
son ventre se contractait.
    — Ah mais non, dit-il, brusquement agité, il faudra que
tu restes bien plus longtemps, c’est absolument indispensable ! Bon, à demain.
    Il s’esquiva dans le couloir en trottinant, claquant ses
tongs sur le béton, ses hanches lourdes roulant sous le fin
tissu de son pantalon.
    En même temps que lui disparut l’odeur douce-amère
de fleurs pourrissantes, de fleurs épanouies écrasées sous
une semelle indifférente ou amèrement piétinées, et lorsque Norah enleva sa robe ce soir-là elle mit un soin particulier à l’étendre sur le lit de Sony afin que les fleurs
jaunes semées avec un très léger relief sur le coton vert
demeurent intactes et fraîches à l’œil et ne ressemblent en
rien aux fleurs gâtées du flamboyant dont son père transportait l’odeur coupable et triste.
    Elle trouva au pied du lit son sac de voyage.
    Assise en chemise de nuit sur le lit de son frère recouvert d’un drap aux emblèmes de clubs de basket américains, elle promenait un regard navré sur la petite commode
encombrée de babioles poussiéreuses, le bureau d’enfant
au plateau bas, les ballons de basket entassés dans un coin,
la plupart dégonflés ou crevés.
    Elle reconnaissait chaque meuble, chaque objet, chaque
     poster.
    Son frère avait trente-cinq ans, il s’appelait Sony et
Norah ne l’avait pas vu depuis un grand nombre d’années,
bien qu’il fût resté cher à son cœur.
    Lachambre de Sony n’avait pas le moindrement changé
depuis son adolescence.
    Comment était-il possible de vivre ainsi ?
    Elle
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