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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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propres joues de Norah.
    Elle se leva, s’entendant balbutier elle ne savait quoi,
vint se placer derrière lui et ne sut alors que faire de ses
mains, elle qui ne s’était jamais trouvée dans la situation ni
de réconforter son père ni de lui témoigner davantage que
des égards formels, contraints, entachés de rancœur.
    Elle chercha Masseck du regard mais il avait quitté la
pièce avec les derniers plats.
    Son père pleurait toujours, muettement, le visage vide
d’expression.
    Elle s’assit près de lui, tendit son front au plus près de
sa figure mouillée, ravinée.
    Ellepouvait sentir, derrière l’odeur de la nourriture, des
jus épicés, celle, doucereuse, des fleurs corrompues du
grand arbre, elle pouvait voir le col malpropre de la chemise, comme son père gardait la tête un peu penchée.
    Lui revint alors à l’esprit une nouvelle que lui avait donnée son frère Sony deux ou trois ans auparavant et que son
père, lui, n’avait jamais jugé bon de leur divulguer, à elle
et à sa sœur, ce dont Norah lui avait voulu avant d’oublier
et l’information et l’amertume suscitée par ce silence, et
les deux la traversèrent en même temps de nouveau et sa
voix en fut un peu acerbe alors qu’elle ne voulait qu’être
consolante.
    — Où sont tes enfants, dis-moi ?
    Elle se rappelait qu’il s’agissait de jumeaux mais de
quel sexe, elle ne s’en souvenait pas.
    Il la regarda d’un air désemparé.
    — Mes enfants ?
    — Les derniers, dit-elle, que tu as eus, enfin je crois.
Est-ce que ta femme les a emmenés avec elle ?
    — Les petites ? Oh, elles sont là, oui, murmura-t-il en
se détournant, et c’était comme si, déçu, il avait espéré
qu’elle lui parlait de quelque chose qu’il ignorait ou dont
il n’avait pas saisi toutes les implications et qui, d’une
étrange et merveilleuse façon, le sauverait.
    Elle ne put retenir un petit frisson de triomphe malveillant, vengeur.
    Sony était donc le seul fils de cet homme qui n’aimait
ni n’estimait guère les filles.
    Accablé, submergé d’inutiles et mortifiantes femelles
pas même jolies, se disait tranquillement Norah en pensant
à elle-même et à sa sœur qui avaient toujours eu, pour leur
père,le défaut rédhibitoire d’être trop typées, c’est-à-dire
de lui ressembler davantage qu’à leur mère, témoignant
ainsi fâcheusement de l’inanité de son mariage avec une
Française — car, cette histoire, qu’aurait-elle pu lui apporter de bon sinon des enfants presque blancs et des fils de
bonne facture ?
    Or cela avait échoué.
    Elle posa doucement la main sur son épaule.
    Troublée par ailleurs, elle se sentait pleine d’une ironique compassion.
    — J’aimerais les rencontrer, dit-elle, ajoutant aussitôt
pour ne pas l’entendre demander de qui il était question :
Tes deux filles, les petites.
    L’épaule grasse de son père se dégagea de sa main, mouvement involontaire pour signifier que nulle circonstance
n’autorisait une telle familiarité.
    Il se leva pesamment, essuya son visage sur la manche
     de sa chemise.
    Il poussa au fond de la pièce une vilaine porte vitrée,
alluma l’unique ampoule qui éclairait un nouveau couloir
étroit et long, tout de béton gris, sur lequel, Norah s’en
souvenait, ouvraient comme autant de cellules de petites
chambres carrées qu’habitait autrefois la nombreuse parentèle de son père.
    Elle était certaine, à la façon dont leurs pas, dont le
souffle bruyant, irrégulier de son père résonnaient dans le
silence, que ces pièces étaient vides aujourd’hui.
    Il lui semblait marcher depuis de longues minutes déjà
lorsque le couloir obliqua, puis encore une fois dans l’autre
sens, devenant alors presque obscur et si étouffant que
Norah faillit tourner les talons.
    Sonpère s’arrêta devant une porte fermée.
    Il saisit la poignée et demeura un instant immobile,
l’oreille contre le battant, et Norah ne sut s’il tâchait d’entendre quelque bruit de l’intérieur ou s’il ramassait toutes
ses forces mentales avant de se décider à ouvrir, mais l’attitude de cet homme à la fois méconnaissable et sempiternellement illusoire (oh, l’incorrigible croyance, quand elle
ne l’avait pas vu pendant plusieurs années, que le temps
l’aurait amendé et rapproché d’elle !) lui déplaisait et l’inquiétait plus encore qu’autrefois, quand on n’était jamais
sûr qu’il n’allait pas,
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