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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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désorienté
et semblait même tout près de se demander si elle ne se
jouait pas de lui, elle ajouta rapidement :
    — Mais vraiment ça n’a pas d’importance.
    — Je n’ai jamais eu de Mansour à mon service, tu te
trompes, dit-il avec un fin sourire arrogant, condescendant,
qui, première manifestation de l’ancienne personnalité de
son père et pour agaçant qu’eût toujours été ce petit sourire dédaigneux, réchauffa le cœur de Norah, comme s’il
importait que cet homme suffisant continuât de s’entêter à
avoir le dernier mot plus encore qu’il eût raison.
    Car elle était certaine de la présence d’un Mansour, diligent, patient, efficace, aux côtés de son père des années
durant, et si sa sœur et elle n’étaient venues depuis l’enfance, en fin de compte, guère plus de trois ou quatre fois
dans cette maison, c’est Mansour qu’elles y avaient vu et
jamais ce Masseck au visage inconnu.
    Àpeine entrée, Norah sentit à quel point la maison était
vide.
    Il faisait nuit maintenant.
    Le grand salon était obscur, silencieux.
    Son père alluma un lampadaire, une pauvre lumière,
de celles que propagent les ampoules de quarante watts,
découvrit le milieu de la pièce avec sa longue table au plateau de verre.
    Sur les murs au crépi rugueux Norah reconnut les photos encadrées du village de vacances que son père avait
possédé et dirigé et qui avait fait sa fortune.
    Un grand nombre de personnes avaient toujours vécu
chez cet homme orgueilleux de sa réussite, non pas tant
généreux, avait toujours pensé Norah, que fier de montrer
qu’il était capable de loger et d’entretenir frères et sœurs,
neveux et nièces, parents divers, de sorte que Norah n’avait
jamais vu le grand salon dépeuplé, quel que fût le moment
de la journée où elle s’y était trouvée.
    Toujours des enfants se vautraient sur les canapés, ventre en l’air comme des chats repus, des hommes buvaient
le thé en regardant la télévision, des femmes allaient et
venaient depuis la cuisine ou les chambres.
    Ce soir-là, déserte, la pièce dévoilait crûment la dureté
de ses matériaux, carrelage brillant, murs de ciment, étroit
bandeau de fenêtres.
    — Ta femme n’est pas là ? demanda Norah.
    Il écarta deux chaises de la grande table, les approcha
l’une de l’autre, puis se ravisa, les remit à leur place.
    Il alluma la télévision et l’éteignit avant même que la
moindre image eût eu le temps d’apparaître.
    Ilse déplaçait en raclant ses tongs sur le carrelage, sans
soulever les pieds.
    Ses lèvres tremblaient légèrement.
    — Elle est partie en voyage, laissa-t-il tomber enfin.
    Oh, se dit Norah avec inquiétude, il n’ose pas avouer
qu’elle l’a quitté probablement.
    — Et Sony ? Où est Sony ?
    — Pareil, dit-il dans un souffle.
    — Sony est parti en voyage ?
    Et que son père qui avait eu tant de femmes et tant d’enfants, que cet homme sans beauté particulière mais brillant,
astucieux, impitoyable et rapide et qui, sorti de la misère,
avait toujours vécu entouré de toute une petite société
reconnaissante et soumise une fois sa fortune établie, que
cet homme gâté se retrouvât seul et peut-être abandonné
flattait chez Norah, à son corps défendant, une vieille et
vague rancune.
    Il lui semblait que son père recevait enfin la leçon que
la vie aurait dû lui faire entrer dans le cœur bien plus tôt.
    Mais de quelle sorte était cette leçon ?
    Elle se sentait, songeant ainsi, mesquine et vile.
    Car si son père avait abrité des gens intéressés, si son
père n’avait jamais eu d’amis véritables ni de femmes
sincères (à l’exception, pensait Norah, de sa mère à elle)
et pas même d’enfants aimants, et si, âgé, amoindri, sans
doute moins florissant, il traînait solitaire dans sa maison
lugubre, en quoi une respectable, une absolue morale s’en
trouvait-elle confortée et pourquoi Norah s’en féliciterait-elle, du haut de sa vertu de fille jalouse enfin vengée
de n’avoir jamais appartenu au cercle des proches de son
père ?
    Etse sentant mesquine et vile elle avait honte maintenant de sa peau échauffée, humide, de sa robe froissée.
    Comme pour rattraper ses mauvaises pensées, comme
pour s’assurer qu’il ne resterait pas trop longtemps seul,
elle demanda :
    — Sony va rentrer bientôt ?
    — Il te le dira lui-même, murmura son père.
    — Comment cela, s’il est
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