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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme
Autoren: Primo Levi
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l'altitude Partout, une épaisse couche de neige Nous devions être sur une ligne secondaire, car les gares étaient petites et quasiment désertes Durant les arrêts, personne ne tentait plus de communiquer avec le monde extérieur : désormais, nous nous sentions « de l'autre côté » II y eut une longue halte en rase campagne, puis un nouveau départ extrêmement lent, et enfin le convoi s'arrêta définitivement, en pleine nuit, au milieu d'une plaine silencieuse et sombre
    On voyait seulement, de part et d'autre de la voie, des files de points lumineux blancs et rouges, à perte de vue ; mais pas le moindre signe de cette rumeur confuse qui annonce de loin les lieux habités à la faible lueur de la dernière bougie, dans le silence qui avait succédé au bruit rythmé des rails, en l'absence de tout son humain, nous attendîmes qu'il se produisît quelque chose Une femme avait passe tout le voyage à mes côtés, pressée comme moi entre un corps et un autre corps Nous nous connaissions de longue date, et le malheur nous avait frappés ensemble, mais nous ne savions pas grand-chose l'un de l'autre Nous nous dîmes alors, en cette heure décisive, des choses qui ne se disent pas entre vivants. Nous nous dîmes adieu, et ce fut bref : chacun prit congé de la vie en prenant congé de l'autre.
    Nous n'avions plus peur.
    Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s'ouvrit avec fracas ; l'obscurité retentit d'ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent,
    – 13 –

    et qui semblent libérer une hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs.
    Un peu plus loin, une file de camions. Puis tout se tut à nouveau. Quelqu'un traduisit les ordres : il fallait descendre avec les bagages et les déposer le long du train. En un instant, le quai fourmillait d'ombres ; mais nous avions peur de rompre le silence, et tous s'affairaient autour des bagages, se cherchaient, s'interpellaient, mais timidement, à mi-voix.
    Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l'air indifférent. à un moment donné ils s'approchèrent, et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à interroger certains d'entre nous en les prenant à part, rapidement : « Quel âge ? En bonne santé ou malade ? » et selon la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes.
    Tout baignait dans un silence d'aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de
    terrible,
    d'apocalyptique,
    nous
    trouvions,
    apparemment, de simples agents de police. C'était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu'un osa s'inquiéter des bagages : ils lui dirent « bagages, après » ; un autre ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent «
    après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent
    « bon, bon, rester avec enfants ». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu'accomplir son travail de tous les jours ; mais comme Renzo s'attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d'un seul coup en pleine figure ils l'envoyèrent rouler à terre : c'était leur travail de tous les jours.
    En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides, Ce qu'il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible
    – 14 –

    alors de le savoir : la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd'hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich ; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n'accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres — plus de cinq cents — aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l'étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu'un système plus expéditif fut adopté par la suite : on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu'il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz.
    Ainsi mourut la petite Emilia,
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