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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme
Autoren: Primo Levi
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période ? à quels facteurs attribuez-vous le fait d'être encore en vie ?

    A proprement parler, je ne sais pas et ne peux pas savoir ce que je serais aujourd'hui si je n'avais pas été dans un Lager nul ne connaît son avenir, et il s'agirait en l'occurrence de décrire un avenir qui n'a pas existé. S'il peut y avoir un sens à risquer des prévisions (toujours très approximatives d’ailleurs) sur le comportement d'une population, il est en revanche extrêmement difficile, sinon impossible, de prévoir le comportement d'un individu, fût-ce à quelques jours de distance. De la même façon, le physicien peut évaluer avec une grande précision en combien de temps un gramme de radium perdra la moitié de son activité, mais il est absolument incapable de dire à quel moment un seul des atomes de ce radium se désintégrera. Si un homme arrive au croisement de deux rues et ne prend pas celle de gauche, il prendra nécessairement celle de droite, mais il est très rare que nous n'ayons à choisir qu'entre deux possibilités, et de plus chaque choix en entraîne d'autres, tous multiples, et ainsi de suite à l'infini, enfin, notre avenir dépend aussi fortement de facteurs externes, totalement étrangers à nos choix délibérés, et de facteurs internes dont toutefois nous ne sommes pas conscients.
    Toutes ces raisons évidentes font qu'on ne peut connaître ni son propre avenir ni celui des autres, et c'est pour les mêmes raisons que personne ne peut imaginer son passé « au conditionnel »
    Je puis cependant affirmer une chose, c'est que si je n'avais pas vécu l'épisode d'Auschwitz, je n'aurais probablement jamais écrit. Je n'aurais pas eu de
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    motivation, de stimulation à écrire j'avais été un élève médiocre en italien et mauvais en histoire, je m'intéressais beaucoup plus à la physique et à la chimie et j’avais ensuite choisi un métier, celui de chimiste, qui n'avait rien de commun avec le monde de l'écriture. Ce fut l'expérience du Lager qui m'obligea à écrire je n'ai pas eu à combattre la paresse, les problèmes de style me semblaient ridicules, j'ai trouvé miraculeusement le temps d'écrire sans avoir à empiéter ne fût ce que d'une heure sur mon travail quotidien ce livre — c'était l'impression que j'avais — était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu'à sortir et à prendre place sur le papier.
    Bien des années ont passé depuis, ce livre a connu de nombreuses vicissitudes, et il s'est curieusement interposé, comme une mémoire artificielle, mais aussi comme une barrière défensive, entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passé d'Auschwitz.
    J'hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible.
    Au contraire à ma brève et tragique expérience de déporté s’est superposée celle d'écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif ; au total, ce passé m'a intérieurement enrichi et affermi.
    Une de mes amies, déportée toute jeune au Lager pour femmes de Ravensbrück, assure que le camp a été son université : je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant, et qu'en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j'ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde.
    Je dois cependant me hâter de préciser que cette issue positive a été une chance réservée à une étroite minorité. Sur l'ensemble des déportés italiens, par
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    exemple, il n'y en a que 5 % qui soient revenus, et parmi eux beaucoup ont perdu leur famille, leurs amis, leurs biens, leur santé, leur équilibre, leur jeunesse. Le fait que je sois encore vivant et que je sois revenu indemne tient surtout, selon moi, à la chance. Les facteurs préexistants, comme mon entraînement à la vie de montagne et mon métier de chimiste qui m'a valu quelques privilèges dans les derniers mois de détention, n'ont joué que dans une faible mesure. Peut-être aussi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l'âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (c'était là l'objectif de beaucoup d'entre nous), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. Enfin, ce qui a peut-être également joué, c'est la volonté que j'ai tenacement conservée, même aux heures les plus
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