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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme
Autoren: Primo Levi
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âgée de trois ans, tant, était évidente aux yeux des Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. Emilia, fille de l'ingénieur Aldo Levi de Milan, une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé, avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc, avec de l'eau tiède qu'un mécanicien allemand «
    dégénéré » avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous entraînait tous vers la mort.
    Ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. Presque personne n'eut le temps de leur dire adieu. Nous les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l'autre bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien.
    – 15 –

    A leur place surgirent alors, dans la lumière des lanternes, deux groupes d'étranges individus. Ils avançaient en rang par trois, d'un pas curieusement empêtré, la tête basse et les bras rai des. Ils étaient coiffés d'un drôle de calot et vêtus d'une espèce de chemise rayée qu'on devinait crasseuse et déchirée en dépit de l'obscurité et de la distance. Ils décrivirent un large cercle de manière à ne pas trop s'approcher, et se mirent en silence à s'activer autour de nos bagages, faisant le va-et-vient entre le quai et les wagons vides.
    Nous nous regardions sans souffler mot. Tout nous semblait incompréhensible et fou, mais une chose était claire : c'était là la métamorphose qui nous attendait.
    Demain, nous aussi nous serions comme eux.
    Sans savoir comment, je me retrouvai dans un camion avec une trentaine d'autres. Le véhicule fila rapidement dans la nuit ; à cause de la bâche, on ne pouvait voir à l'extérieur, mais aux secousses on devinait que la route était sinueuse et accidentée. Et s'il n'y avait pas d'escorte ? Pourquoi ne pas sauter?... Trop tard, trop tard, nous sommes tous entraînés vers le fond, vers notre fin à tous. D'ailleurs nous avons tôt fait de nous apercevoir que nous n'étions pas sans escorte ; étrange escorte : c'est un soldat allemand tout bardé d'armes ; il fait trop sombre pour que nous puissions le voir, mais nous sentons son rude contact à chaque fois qu'un cahot nous jette tous en tas, à droite ou à gauche. Le voilà qui allume une lampe électrique, et au lieu de crier « gare à vous, âmes noires (1) », il nous demande poliment si nous n'avons pas de l'argent ou des montres à lui donner, puisque de toute façon nous n'en aurons plus besoin après. Ce n'est ni un ordre ni une consigne réglementaire : on voit bien que c'est une petite initiative
    – 16 –

    personnelle de notre Charon. Le procédé éveille en nous la colère et le rire, et un étrange soulagement.

    (1)
Dante,
la
Divine
Comédie,
Enfer,
ch.
III.
(Toutes
les
citations
de
Dante
sont
    empruntées
à
la
traduction
d'Henri
Longnon,
publiée
dans
les
Classiques
    Garmer.)

    – 17 –

    LE FOND
    Le voyage ne dura qu'une vingtaine de minutes. Puis le camion s'est arrêté et nous avons vu apparaître une grande porte surmontée d'une inscription vivement éclairée (aujourd'hui encore, son souvenir me poursuit en rêve) : ARBEIT MACHT FREI, le travail rend libre.
    Nous sommes descendus, on nous a fait entrer dans une vaste pièce nue, à peine chauffée. Que nous avons soif ! Le léger bruissement de l'eau dans les radiateurs nous rend fous : nous n'avons rien bu depuis quatre jours. Il y a bien un robinet, mais un écriteau accroché au-dessus dit qu'il est interdit de boire parce que l'eau est polluée. C'est de la blague, aucun doute possible, on veut se payer notre tête avec cet écriteau : « ils » savent que nous mourons de soif, et ils nous mettent dans une chambre avec un robinet, et Wassertrinken verboten. Je bois résolument et invite les autres à en faire autant ; mais il me faut recracher, l'eau est tiède, douceâtre et nauséabonde.
    C'est cela, l'enfer. Aujourd'hui, dans le monde actuel, l'enfer, ce doit être cela : une grande salle vide, et nous qui n'en pouvons plus d'être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l'eau qu'on ne peut pas boire, et nous qui attendons quelque chose qui ne peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continue à ne rien se passer. Comment penser? On ne peut plus penser, c'est comme si on était déjà mort. Quelques-uns s'assoient par terre. Le temps passe goutte à goutte.
    Nous ne sommes pas morts;
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