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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme
Autoren: Primo Levi
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pardon dont s'accompagne la punition
    Mais nous, nous n'eûmes rien de tout cela, parce que nous étions trop nombreux, et que le temps pressait Et puis, finalement, de quoi aurions-nous dû nous repentir7
    Qu'avions-nous à nous faire pardonner7 Le commissaire italien prit donc des dispositions pour que tous les services continuent à fonctionner jusqu'à l'ordre de départ définitif, les cuisines restèrent ouvertes, les corvées de nettoyage se succédèrent comme à l'accoutumée, et même les instituteurs et les professeurs de la petite école donnèrent leur cours du soir, comme chaque jour Mais ce soir-là les enfants n'eurent pas de devoirs à faire
    La nuit vint, et avec elle cette évidence jamais être humain n'eût dû assister, ni survivre, à la vision de ce que fut cette nuit-la Tous en eurent conscience qu’aucun des gardiens, ni italiens ni allemands, n'eut le courage de venir voir à quoi s'occupent les hommes quand ils savent qu'ils vont mourir.
    Chacun prit congé de la vie à sa façon. Certains prièrent, d'autres burent outre mesure, d'autres encore s'abandonnèrent à l'ivresse d'un ultime, inexprimable moment de passion. Mais les mères, elles, mirent tous leurs soins à préparer la nourriture pour le voyage ; elles lavèrent les petits, firent les bagages, et à l'aube les barbelés étaient couverts de linge d'enfant qui séchait au vent ; et elles n'oublièrent ni les langes, ni les jouets, ni les coussins, ni les mille petites choses qu'elles connaissent si bien et dont les enfants ont toujours
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    besoin. N'en feriez-vous pas autant vous aussi ? Si on devait vous tuer demain avec votre enfant, refuseriez-vous de lui donner à manger aujourd'hui ?
    La baraque 6 A comptait parmi ses occupants le vieux Gattegno, accompagné de sa femme et d'une tribu d'enfants, de petits-enfants, de gendres et d'infatigables belles-filles. Tous les hommes de la famille étaient menuisiers ; ils étaient arrivés de Tripoli au terme de longues et nombreuses pérégrinations, et partout où ils passaient ils emportaient avec eux leurs outils, leur batterie de cuisine, et même leurs accordéons et leurs violons pour en jouer et danser le soir, après le travail, car c'étaient des nommes aussi gais que pieux. Leurs femmes, silencieuses et rapides, eurent fini avant toutes les autres les préparatifs de voyage, afin qu'il restât du temps pour célébrer le deuil ; et lorsque tout fut prêt, les galettes cuites et les paquets ficelés, alors elles se déchaussèrent et dénouèrent leurs cheveux ; elles disposèrent sur le sol les cierges funéraires, les allumèrent selon le rite des ancêtres et s'assirent en rond par terre pour les lamentations, et toute la nuit elles prièrent et pleurèrent. Nous demeurâmes nombreux à leur porte, et nous sentîmes alors descendre dans notre âme, nouvelle pour nous, l'antique douleur du peuple qui n'a pas de patrie, la douleur sans espoir de l'exode que chaque siècle renouvelle.
    L'aube nous prit en traître ; comme si le soleil naissant se faisait le complice de ces hommes qui avaient résolu de nous exterminer. Les divers sentiments qui nous agitaient,
    L'acceptation consciente, la révolte sans issue, l'abandon à Dieu, la peur, le désespoir, se fondaient maintenant, après une nuit d'insomnie, en une irrépressible folie collective. Il n'était plus temps ni de
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    réfléchir ni de décider, et toute velléité de raisonnement sombrait dans un tumulte d'émotions désordonnées d'où émergeaient par éclairs, douloureux comme des coups d'épée, si proches encore dans le temps et dans l'espace, les souvenirs heureux de nos foyers.
    Bien des mots furent alors prononcés, bien des gestes accomplis, dont il vaut mieux taire le souvenir.
    Avec la précision absurde à laquelle nous devions plus tard nous habituer, les Allemands firent l'appel. à la fin, l'officier demanda : « Wieviel Stiick ?» ; et le caporal répondit en claquant les talons que les « pièces » étaient au nombre de six cent cinquante et que tout était en ordre. On nous fit alors monter dans des autocars qui nous conduisirent à la gare de Carpi. C'est là que nous attendaient le train et l'escorte qui devait nous accompagner durant le voyage. C'est là que nous reçûmes les premiers coups : et la chose fut si inattendue, si insensée, que nous n'éprouvâmes nulle douleur ni dans le corps ni dans l'âme, mais seulement une profonde stupeur : comment pouvait-on frapper un
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