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Requiem sous le Rialto

Requiem sous le Rialto

Titel: Requiem sous le Rialto
Autoren: Nicolas Remin
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maquillage ne suffirait plus à les dissimuler. Elle avait fêté ses vingt-huit ans au mois de décembre, il commençait à être temps de penser à la retraite.
    Plusieurs fois déjà, elle avait joué avec l’idée de quitter Venise et de retourner dans son Frioul natal pour y épouser un homme respectable, un homme qui ignorerait tout de son passé. Mais se voyait-elle unie pour de bon à un ébéniste ou à un boulanger ? Avec des mômes en larmes accrochés à ses jupes et un mari grassouillet qui aurait mauvaise haleine et sentirait des pieds ? Mon Dieu, non ! Sûrement pas ! L’idée seule lui faisait horreur. Sans compter le risque d’être reconnue par un ancien client. Que se passerait-il alors ? Cela aussi, c’était une vision cauchemardesque.
    Quand la locomotive ralentit, à l’approche de Fusine, la petite gare au nord de la lagune, la pluie avait redoublé d’intensité. Elle s’abattait sur le toit du wagon en bourrasques violentes et dessinait d’étranges motifs sur les vitres. Un voyageur monterait-il dans sa voiture ? Non, cela paraissait peu probable. Le train était presque vide et Fusine se résumait pour ainsi dire à une caserne autrichienne, un abominable cube en briques où logeait un corps de pionniers tyroliens. En outre, se dit-elle, il fallait être fou pour mettre un pied dehors par un temps pareil.
    Pourtant, quand le train s’immobilisa, quelqu’un monta, un homme entre deux âges, vêtu d’une pèlerine, dont les traits lui parurent familiers. Constatant qu’une dame occupait les lieux, il murmura un courtois permesso 2 , inclina le buste et prit place sur le siège en face d’elle. Livia Azalina fut surprise qu’il ne retirât pas son vêtement de pluie.
    Deux minutes plus tard, la locomotive fit entendre un sifflement aigu, puis les wagons s’ébranlèrent. À vrai dire, elle s’était attendue à une remarque anodine sur le mauvais temps. Dans ce genre de situation, la plupart des hommes se sentent en effet obligés d’échanger quelques paroles aimables. Mais au lieu de cela, son vis-à-vis restait muet comme une carpe. Soudain, au mépris de toute convenance, il se pencha en avant, et la jeune femme, hors d’elle, nota qu’il l’observait sans détour, avec le regard froid d’un client en train de jauger la marchandise sur un étal. Il examina ses lèvres, son cou, son front. Son regard effleura ses cheveux blonds, s’attarda effrontément sur les rondeurs de sa poitrine et, pour finir, une grimace cynique se dessina sur ses lèvres. Il avait deviné le métier qu’elle exerçait !
    Livia Azalina ferma les yeux, résolue à ignorer le malotru. Il ne devait plus y en avoir pour très longtemps avant que le train ait traversé le nord de la lagune et entre en gare. Au plus quelques minutes, pendant lesquelles elle serait parfaitement en mesure de le maintenir à distance. Ce n’était pas la première fois, hélas, qu’on l’importunait ainsi. Et la situation présente était plus ridicule qu’inquiétante. Si le gaillard la touchait – mais, mon Dieu, d’où le connaissait-elle ? –, elle s’adresserait à l’un des sergents qui patrouillaient sur le quai. Par réflexe, elle s’enfonça dans le dossier rembourré de son siège et chercha à se concentrer sur le bruit des roues métalliques. En vain, car derrière les cliquètements, elle crut entendre l’homme se lever.
    Elle ouvrit les yeux. L’individu avait bel et bien quitté son siège. Il se dressait droit devant elle. Sa tête planait dans l’air, telle une lune blafarde ; ses deux bras sortaient des fentes latérales de sa pèlerine, semblables à deux immenses pendules. Le sourire cynique n’avait pas quitté ses lèvres, mais ses yeux étaient désormais froids comme la glace. Brusquement, elle comprit qu’elle était en danger.
    Au même moment, le pendule de droite s’avança à toute vitesse et la frappa au visage. Le coup l’atteignit à la bouche, sa tête alla cogner contre la vitre. Une incisive se brisa et lui coupa la lèvre. Du sang jaillit. Son menton se couvrit de rouge, comme celui d’un enfant qui a mangé des fraises. Elle s’écroula, à moitié inconsciente, et se rappela enfin où et quand elle avait vu cet homme. Cela n’avait plus guère d’importance.
    Livia Azalina tenta d’appeler au secours, trop tard. La main gauche de son agresseur s’était refermée autour de sa gorge, telle une pince en acier qui serrait de plus en plus fort et
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