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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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dans la nuit une
sorte de génie sortant de sa lampe, alors il n’y a plus une seconde à perdre,
nous déboulons à son appel dans le magasin en nous essuyant la bouche avec une
serviette de table que nous lui tendons avant de l’embrasser rapidement, elle
nous passe ensuite nos sacs, nous tient la porte ouverte, et demeure ainsi sur
le seuil, dans le froid, les matins d’hiver, s’enveloppant dans sa robe de
chambre matelassée, celle de son dernier Noël, ultime cadeau de l’époux, trop
grande pour elle, qui lui tombe jusqu’aux pieds, mais il n’était plus question
ensuite de l’échanger, car c’est sur celle-là qu’il a arrêté son choix.
D’ailleurs elle nous paraît moderne avec ses grands ramages de fleurs noires et
roses, de même sa matière synthétique, et, au moment où le car passe devant elle,
nous emportant pour la semaine, elle nous adresse un petit signe de la main
auquel nous répondons frileusement en effaçant la buée sur la vitre du car.
Puis elle retourne à sa solitude, à ce face-à-face avec la succession des
grands jours vides, à son combat avec l’ange des ténèbres paré de toutes les
séductions d’en finir.
    Dans ce corps à corps, elle douta longtemps d’avoir un jour
le dessus, au point qu’il lui sembla que le décompte était entamé qui la
verrait, avant un an, toucher définitivement le fond de sa vie de ses deux
épaules. C’était peu de temps après la nuit tragique. Notre jeune sœur, de
retour de l’école, traversait le magasin, à son habitude toujours pressée, en
sautillant au milieu des empilements de vaisselles, quand, au moment de pousser
la porte battante qui conduit dans la partie habitée de la maison, elle fut
arrêtée par un sanglot trop familier à présent, provenant du sous-sol où se
trouve le rayon funéraire et la quincaillerie, ou se place le grand comptoir
sur lequel on déroule et coupe les toiles cirées, et où notre maman pleurait,
et entre ses larmes confiait à une cliente qu’elle ne croyait pas qu’elle lui
survivrait un an, c’est-à-dire qu’il lui semblait au-dessus de ses forces,
au-delà de sa volonté, de survivre un an à cet homme qui était tout, s’occupait
de tout, portait tout, c’est-à-dire que pour ses trois enfants elle veut bien
essayer, ce qui la pousse à se lever le matin, car ils comptent sur elle, n’ont
qu’elle, et elle fait en sorte qu’ils ne manquent de rien, et quand les deux
aînés partent pour le collège elle a tout préparé, ils n’ont à se préoccuper de
rien que de leurs devoirs, et ainsi fait-elle pour tous les gestes de la vie,
mais vraiment elle ne voit pas comment, physiquement – et ce n’est
pas une pose, elle n’attend pas par cet aveu de la compassion –, non, tout
simplement, avec ce filet de vie qui semble s’écouler d’elle comme du sable
entre les doigts, elle ne voit pas comment elle pourrait y arriver. Et
maintenant mettons-nous un instant à la place de la petite fille qui, chaque
soir, en rentrant de l’école, se demande si sa maman sera encore en vie, et
sitôt arrivée, ne la voyant pas, appelle, appelle, et ne se rassure qu’à l’écho
de la voix maternelle en réponse, et ce pendant un an, car elle a noté le jour,
et de là comptabilisé chaque jour supplémentaire jusqu’à la date anniversaire
où, le délai fatal passé, elle s’autorise enfin un premier soupir de
soulagement. La vie après la mort peut pour elle maintenant commencer. Voilà
donc ce qu’est en mesure de porter, seule, une petite fille de dix ans à peine,
à chaque heure du jour pendant trois cent soixante-cinq jours. Voilà donc ce
qu’est en mesure de porter une mère, ce corps en sursis qu’elle traîne à force
de courage et de renoncement jusqu’à l’autre extrémité de l’année. Voilà d’où
nous procédons. Ce chagrin sacré, c’est notre source noire.
    Mais ce peut être encore, cette plainte, une espèce de façon
de chanter, comme l’écrit à sa mère le plus fameux négociant jamais en poste au
Harrar. Alors, et ceci afin de dissiper tout soupçon poétique, regardez cette
photographie en noir et blanc, aux bords finement dentés, prise dans la cour de
récréation du collège Saint-Louis, à Saint-Nazaire, quelques mois après le rapt
funeste. Le jeune garçon en aube blanche, croix de bois en sautoir, portant
lunettes à monture dorée, aux verres maintenus par un fil de Nylon, regard en
dessous, cheveux courts bien dégagés au-dessus des
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