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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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cuiller dans l’assiette afin de ne
pas faire de bruit.
    Mais cette histoire de toilettes évaluées à quarante points
(lorsque enfin je pus me les offrir, la veille de vacances de Noël, on m’en fit
cadeau en signe de paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, ce qui me
vexa, car je les avais chèrement gagnés, mais enfin je fus bien content de les
avoir encore en ma possession lorsque je m’aperçus que le distributeur mural de
papier était vide), elle ne voulait pas y croire, là, tu exagères. Et bien
entendu, ce cahier de doléances, ce n’était pas à chaud, qui eût correspondu à
son temps de chagrin, mais longtemps après, le temps aussi pour soi de se
retourner, d’apprendre à se présenter sous un jour qui n’est pas forcément son
meilleur, mais elle ne voulait pas y croire, tout en posant trois doigts sur sa
bouche, ce qui annonçait son grand rire moqueur, celui qu’elle réserve aux
petits malheurs d’autrui. Elle ne voulait pas y croire parce qu’elle s’en
voulait aussi un peu de toutes ces années noires pendant lesquelles elle
n’avait rien vu, que ce gouffre sous elle, cette tentation du vide à laquelle
elle crut un moment ne pas pouvoir résister, après la mort de l’élu. Et de nous
qui endurions, d’une autre façon sans doute, mais doublement, car à la perte de
notre père s’ajoutait l’escamotage de notre mère, présente et absente, comme le
chat de Schrödinger, et triplement car du coup, livrés à nous-mêmes, nous ne
savions à quel saint nous vouer, de nous elle pensait qu’hormis ce père par
défaut, par bonheur – c’est-à-dire par son travail, par ses journées
deux en une qu’elle finissait tard le soir, installée à l’extrémité de la table
de la cuisine, s’assoupissant au-dessus de ses comptes, disant, alors que sous
les premiers assauts du sommeil sa tête doucement s’inclinait, qu’elle relevait
brusquement en s’excusant, qu’elle voulait les terminer avant de monter se
coucher – par bonheur nous ne manquions de rien. Ce qui était vrai.
Simplement notre tristesse semblait si légère en comparaison de la sienne que
nous n’osions pas en faire cas devant elle. Ni de nos difficultés, ni de nos
ennuis. Une règle de silence s’était établie entre nous au prix d’or de nos
larmes. Sur la vie du collège, la lettre du lundi affirmait que tout allait
bien, que le voyage en car s’était bien passé, qui avait déposé sa charge
d’ouvriers successivement devant l’usine d’aéronautique puis devant les
chantiers navals de Méan-Penhouët, de sorte qu’au terminus, sur la grande place
ventée que l’hiver nous nous empressions de traverser en traînant nos sacs et
nos cartables, la tête emmitouflée dans une écharpe, nous n’étions plus que
trois ou quatre collégiens à en descendre.
    Une fois, une seule fois, il nous est arrivé d’écrire que
nous en avions soupé de ce collège, soupé des humiliations en tous genres qu’il
nous faisait subir, de cette peur permanente dans laquelle il nous entretenait,
mais le samedi suivant, tout à la joie d’en avoir fini avec la semaine maudite,
de retour à la maison familiale, à la question de votre mère sur les raisons de
cette mauvaise humeur dans votre lettre, vous avez répondu que vous ne saviez
même plus à quoi vous faisiez allusion. Comme elle ne cherche pas à en
apprendre davantage, elle considère que l’incident est clos et retourne à sa
mélancolie. Elle accomplit ainsi presque mécaniquement tous les gestes du
rituel de la bonne mère.
    Le lundi matin, en prévision du retour au collège, tout est
minutieusement préparé, les affaires au pied du lit empilées dans l’ordre de
l’habillage, sous-vêtements dessus, chandail en dessous, que nous n’avons plus
qu’à enfiler, et le café au lait fume dans les bols, et les tartines sont
beurrées (beurre avec ou sans sel selon les exigences de chacun), quand nous
descendons prendre notre petit déjeuner, les sacs, préparés par ses soins la
veille, n’attendant plus que nous, déposés près de la porte du magasin, à
travers la vitre de laquelle elle guette l’arrivée du car, au milieu de la
place, pendant que nous avalons notre petit déjeuner, sachant que de ce moment
nous disposons encore de cinq minutes. Mais aussitôt que le chauffeur remet le
moteur en marche, ce que l’on distingue moins au bruit qu’au panache de fumée,
enluminé par l’éclairage blafard des lampadaires qui dessine
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