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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Autoren: Mathias Enard
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formes dans la lumière. Il n'ose pas la toucher.
    Il se retourne vers Mesihi.  
    Il se précipite soudain sur lui en hurlant ; il le frappe du poing au visage, l'étourdissant à moitié ; par réflexe, Mesihi lève le poignard pour se protéger et blesse Michel-Ange au bras ; insensible à la peur le sculpteur le frappe à nouveau, lui attrape le poignet, et tourne ; il tourne, il est fort ; il est puissant et blessé et si les serviteurs de Maringhi n'étaient pas intervenus pour le maîtriser, non seulement les os se seraient brisés, mais, une fois la dague en sa possession, il aurait sans nul doute achevé le poète de mille coups furieux.  

 
     
     
     
     
     
    Michelangelo est trop surpris et affaibli, trop meurtri pour pleurer. Il s'est laissé panser le bras par Manuel ; le poignard lui a ouvert une belle plaie bien droite sur le biceps. Il a caressé une dernière fois, en cachette, les cheveux de la chanteuse au corps froid comme le marbre ; il a évité de regarder son visage, ses yeux clos.
    Le cadavre a ensuite disparu.
    Michel-Ange est resté assis longtemps sur son lit, le cœur battant, pour essayer de comprendre, et il a compris.
    Il a compris la terrible vengeance de Mesihi, sa jalousie atroce ; il imagine le poète agir de sang-froid, dans la nuit, et il en tremble.
    Il a préféré tuer la jeune femme plutôt qu'elle ne lui ravisse Michel-Ange.
    Le sculpteur en frémit de colère et de douleur. Il mettra des mois à retrouver le sommeil.  

 
     
     
     
     
     
    Mesihi a décidé de se taire.
    Il s'est enfui dans la nuit, blessé lui aussi, le poignet endolori ; il a fumé de l'opium, bu jusqu'à s'en faire vomir ; rien n'y a fait. Il revoit l'image de ce corps debout dans la pénombre, l'arme à la main ; il se souvient de s'être précipité vers lui, d'avoir lutté ; elle criait, elle se débattait ; puis elle a cessé de se débattre, alors que c'était lui qui avait le couteau ; il a beau essayer de se souvenir à s'en frapper la tête contre les murs il est incapable de comprendre ce qui s'est produit, comment il a senti le contact d'un sein contre sa poitrine, la jeune femme soupirer et fléchir, puis tomber, frappée à mort.
    Il lui semble qu'elle s'est jetée sur la lame. Il n'en saura jamais rien.  
    Mesihi est ivre sans l'être.
    Il tremble ; il pleure dans la solitude ; il s'enveloppe dans un manteau de laine sombre, fragile rempart contre le monde, lorsque le jour arrive.  

 
     
     
     
     
     
    Buonarroto, je n'ai pas le temps de répondre à ta lettre, car c'est la nuit ; et quand bien même je l'aurais, je ne pourrais te donner une réponse ferme, puisque je ne vois pas la fin de mes affaires ici. Je serai près de vous bientôt et ferai alors tout le possible pour vous, comme je l'ai accompli jusqu'à présent. Moi-même je me sens plus mal que jamais, blessé et pris d'une grande fatigue ; pourtant j'ai la patience de m'efforcer pour atteindre le but projeté. Vous pouvez donc bien patienter un peu, puisque vous êtes dix mille fois en meilleur état que moi.  
    Ton Micbelagnolo  

 
     
     
     
     
     
    Mesihi s'est tu.  
    Il a sacrifié son amour une dernière fois, sans rien espérer en retour.
    Il a défendu ce Franc contre son ennemie, il l'a sauvé, voilà ce qui lui importe ; tant pis si en le sauvant il l'a perdu à jamais.
    Il l'oubliera, qui sait, dans les tavernes de Tahtakale, dans les bras des éphèbes et des chanteuses aux yeux de houris qui viendront lui masser les cuisses ; dans la beauté de la poésie et de la calligraphie.
    Il pleure souvent ; seule l'arrivée de la nuit et de la débauche lui apporte un peu de réconfort.  

 
     
     
     
     
     
    Quatre chemises de laine dont une déchirée et tachée de sang, deux pourpoints de flanelle, un surcot de la même matière, trois plumes et autant de fioles d'encre, un miroir brisé, quatre feuilles couvertes de dessins, deux autres d'écritures, trois paires de chausses, un compas, des sanguines dans une boîte de plomb, un étui d'argent contenant des sels, une timbale du même métal, voilà l'inventaire précis de ce que l'on trouvera, dans la chambre de Michel-Ange après son départ, méthodiquement consigné par les scribes ottomans.
    Il quitte Constantinople en secret. Poursuivi par la présence de la mort, accablé par le souvenir d'un amour qu'il n'a pas su donner avant qu'il ne soit trop tard, trahi, croit-il, par la jalousie de Mesihi, trompé par les puissants, pressé par ses
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